« Mon Œil » parle enfin !

D’ordinaire, la télévision est le lieu privilégié du prémâché et de l’absence de recul. À l’inverse, Michel Mompontet et son équipe passent l’actualité à la moulinette de la réflexion. L’auteur de « Mon Œil » revient ici sur ses secrets de fabrication.

Jean-Claude Renard  • 7 janvier 2010 abonné·es
« Mon Œil » parle enfin !

Politis : Quels sont les avantages ou les contraintes d’un format court tel que celui de « Mon Œil » ?

Michel Mompontet : Le rythme et la violence d’un format court sont un avantage. Le rythme narratif ne peut pas être celui d’un journal de 20 heures. Les 7 à 9 minutes de « Mon Œil » offrent une densité des montages, des collusions, des jeux de mots, des symboles, des lectures sous-entendues au deuxième ou au ­troisième degré. C’est fatigant pour le téléspectateur : il est difficile de ­saisir tous les jeux de mots, tous les pièges qui sont glissés dans la chronique à la première écoute. Moi-même, de la fabrication à la diffusion, il m’arrive de découvrir des images symboliques qui m’avaient échappé. La rapidité crée donc une densité mais exige du téléspectateur une attention que n’exige pas un journal télévisé, qu’on peut regarder tout en mangeant. Quand on a fait de la télévision, on n’a pas l’habitude d’exiger quoi que ce soit du téléspectateur. On lui donne une bouillie prémâchée. C’est du flux. La perception ontologique de la télévision, c’est la paresse. Tandis que « Mon Œil » demande une relecture. Et si la chronique a changé le rapport au petit écran, cela ne peut pas se faire dans un format de 26 minutes. Au-delà de 9 minutes, on prend le risque de faire décrocher le téléspectateur.

Quels sont les nouveaux matériaux utilisés ?

Nous avons accès au serveur central de la rédaction de France 2 et de France 3. Donc à tous les rushs qui permettent de voir les détails, ce que le journaliste a choisi ou n’a pas choisi dans la chronologie de son tournage. Grâce à mon expérience passée à la rédaction, nous avons aussi la confiance des confrères. Il ne s’agit pas de les poignarder dans le dos. Ils nous donnent ainsi tout le matériel nécessaire pour travailler. Enfin, nous avons également des équipes sur le terrain qui filment les tournages, ce qui permet d’avoir un décalage et d’être plus critique.

Quel rôle joue le fond sonore ?

Un rôle fondamental. En télévision, le hors-cadre ou hors-champ n’existe pas. Avec le principe du rush ou du tournage, avec le fond sonore, on arrive à savoir ce qui se passe hors du cadre. D’autre part, la densité informative de la musique n’est pas seulement dynamisante ou surlignante. Pas de hasard si, de Leni Riefenstahl, cinéma de propagande nazie, jusqu’à Santiago Alvarez, cinéma de propagande cubaine, les plus efficaces réalisateurs manipulateurs étaient bien plus forts sur la bande-son que sur la bande-image. Effectivement, on peut détourner ou faire dire le contraire à une image par le son. Il se pose donc un problème d’éthique. Dans « Mon Œil », il nous arrive d’avoir envie de monter une scène en entendant d’abord une musique, sachant son apport dans la différenciation, la dynamisation, l’intensité psychologique et dramaturgique. Ce sont des éléments qui servent aussi à la fictionnalisation et nous caractérisent.

Peut-on parler d’influences sur d’autres formats à la télévision ?

Dans l’utilisation des images, la multiplication des écrans, le procédé narratif complexe, l’ellipse, le symbole, on s’est rendu compte que nous avons inspiré d’autres chroniqueurs. Chez Samuel Étienne, dans « 7 à voir » (dimanche soir, France 3), ou Stéphane Blakowski chez Ardisson (samedi soir, Canal +). Les dispositifs formels que nous avons mis en place ont été repris jusque dans les endroits les plus réactionnaires comme le journal télévisé. Par ­exemple, l’évocation du parcours d’un réfugié afghan, coincé au square Villemin et renvoyé chez lui, a été réalisée et diffusée de la même façon que nous l’avions fait deux mois plus tôt. Les auteurs ont même ajouté de la musique alors que celle-ci n’a jamais eu sa place dans un JT. Il a d’ailleurs existé des notes officielles dans les rédactions interdisant d’introduire de la musique dans un journal télé. En tout cas, copié ou repris, je ne prends pas ça comme un vol mais comme un encouragement. On a débloqué un tabou, fait bouger les choses du côté d’une reconnaissance de la parole, ce qui n’existait pas dans un JT, dans lequel on vous dit « la » vérité. C’est une question de dogme, de foi. Après quoi, on y croit ou pas. Il n’y a pas de chemin médian. On vous donne une info, c’est la vérité. On ne sait pas qui parle. Les journalistes qui racontent une histoire, on ne les voit jamais. On entend juste leurs voix et leurs voix sont interchangeables, avec la même tonicité, la même intensité rythmique. Dans « Mon Œil », on sait qui parle. Il existe une origine de la parole. C’est de la subjectivité, de l’écriture, une fictionnalisation. « Mon Œil » raconte sa vérité, sans ­prétendre à « la » vérité.

Quels sont les enjeux ou les risques du décryptage tel que le propose « Mon Œil » ?

Quand on observe le journalisme dans le panorama du champ critique, on se dit qu’il y a un petit fonds de commerce très avantageux actuellement sur l’antisarkozysme. Rien n’est plus facile, pour prouver son indépendance, que d’attaquer le Président. Certains en font même un argument de vente, surtout chez les comiques si l’on songe à Anne Roumanoff ou à Stéphane Guillon. Personnellement, il me semble que l’emprise de Nicolas Sarkozy sur les médias tient beaucoup de l’autocensure. Sarkozy n’a pas besoin de prendre son téléphone pour virer quelqu’un. Ce qui est encore plus effrayant. Mais si l’esprit critique est de dire que Sarkozy a besoin d’un tabouret pour être à la hauteur d’Obama, l’impertinence politique est très faible. Tandis que la critique peut s’exercer davantage dans le rapport aux images et au langage du politique. Pour l’instant, on ne s’attaque qu’au décryptage de la mise en scène. Sur le champ politique pur, il n’y a pas grand monde.

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Libres paroles de détenus
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