Roland Gori : «Gripper la machine à décerveler»

À l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif de l’Appel des appels, Roland Gori revient sur un an de réflexions et d’actions collectives.

Pauline Graulle  • 14 janvier 2010 abonné·es
Roland Gori : «Gripper la machine à décerveler»

Politis : Dans votre ouvrage, intellectuels et professionnels montrent comment les « réformes » actuelles de la justice, de l’université, de l’Éducation nationale, de l’hôpital, etc. ont pour seul et même objectif d’introduire, partout, l’idéologie gestionnaire. Dans quelle mesure Nicolas Sarkozy est-il responsable de ce tournant ?

Roland Gori : Les « réformes » gouvernementales ont exhibé sans état d’âme leur caractère idéologique. On nous demande sans cesse de privilégier l’intérêt économique par rapport à l’intérêt humain : le soin est devenu une « prestation de service », le patient un « client »… Le « sarkoberlusconisme » [selon le terme du philosophe Pierre Musso, cf. Politis n° 1081] a en outre introduit une culture du fait divers qui abolit la durée, l’histoire, le sens, et qui est au final l’ennemie de la pensée. Au nom d’une prétendue « transparence », on nous livre de l’information à outrance, mais jamais on ne prend le temps d’articuler et de hiérarchiser les événements, ce qui empêche tout débat démocratique.
Néanmoins, l’élection de Sarkozy (comme d’ailleurs celle de Thatcher ou de Reagan) n’est que le symptôme d’une nouvelle civilisation, née il y a trente ans avec l’avènement du capitalisme financier. Une civilisation sans épaisseur qui a érigé en valeurs absolues la flexibilité, la mobilité, la rentabilité immédiate… Une civilisation d’usuriers où le profit à court terme a remplacé la notion de dette qui lie les êtres humains entre eux. D’où la grave crise de valeurs (en plus de la crise économique) que nous traversons.

Difficile de lutter contre une « civilisation »… Vous appelez néanmoins à faire de l’évaluation « la cible de nos révoltes »…

Je n’ai rien contre l’évaluation en soi : en tant que professeur et chercheur à l’université d’Aix-Marseille, je passe mon temps à évaluer les étudiants ou d’autres chercheurs. Mais si l’évaluation doit conduire à réfléchir sur la manière dont on peut conférer de la valeur, aujourd’hui, les dispositifs d’évaluation (ou plutôt de dévaluation) sont la matrice d’un management par la peur. Ils ont surtout pour but de soutirer le consentement des sujets, notamment des salariés, à leur propre aliénation. Le classement de Shanghai [classement mondial des universités, NLDR] ou les pseudo-classements des hôpitaux servent de même à justifier la casse des services publics au nom de critères prétendument objectifs, mais qui sont en réalité biaisés. Par exemple, le fait que les articles scientifiques ont plus de « valeur » s’ils sont publiés dans des revues anglo-saxonnes conduit à rayer de la carte des disciplines que ces pays ignorent (la psychanalyse ou la psychopathologie clinique, par exemple). Et, avec elles, le patrimoine français, notre culture, notre langue, nos manières de vivre, désormais placés sous l’hégémonie culturelle américaine et ses réseaux. L’évaluation d’aujourd’hui mesure le degré de conformité ou d’écart à ces pratiques.

Vous préférez à la notion de « désobéissance civile » l’idée d’une « inservitude volontaire ». Pourquoi ?

Notre société néolibérale est davantage articulée autour de la norme qu’autour de la loi. C’est pourquoi le concept de « désobéissance civile » – qui consiste à refuser la mise en application d’une loi – est à mon sens inapproprié à la crise actuelle. Aujourd’hui, on calibre les comportements comme les tomates – par exemple, la psychiatrie n’a plus pour tâche de faire réfléchir sur le sens du symptôme, mais de surveiller les anomalies de comportement [^2]. On se conforme à ce que font les autres pays, européens ou anglo-saxons, sans savoir pourquoi. On crée une culture monotone où l’important est de consommer des produits de masse en faisant croire que c’est ce qui permet de devenir original. Or, pour atteindre cette conformisation des comportements, il faut obtenir la servitude volontaire des populations. Et, pour cela, les exproprier de la faculté de juger, dont Hannah Arendt disait qu’elle était « la plus politique des facultés humaines » . Il faut donc réhabiliter la capacité à penser par soi-même afin de se soustraire à la norme. La métaphore de cette manière de faire, c’est le « I would prefer not to » de Bartleby. C’est, par exemple, la menace de démission des chefs de pôle de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Réalisées collectivement, au quotidien, toutes ces inservitudes peuvent gripper la machine à décerveler.

À sa création, il y a un an, un des objectifs de l’Appel des appels était de « ne pas rester dans un débat d’universitaires », qu’en est-il aujourd’hui ?

Ce que nous dénonçons via l’Appel n’est pas un problème propre au petit monde universitaire. Partout, c’est la même plainte de professionnels qui souffrent de devoir se convertir à la religion néolibérale, alors même que l’on assiste, avec la crise, à l’écroulement de ce système qui a révélé sa toxicité et son immoralité… Dans les réunions que nous organisons dans toute la France depuis un an, on sent d’ailleurs qu’il y a une demande forte de tous les professionnels et même des chômeurs. L’Appel repose sur une logique transversale, qui refuse le clivage entre les classes sociales ou les générations. C’est un réseau fraternel et amical qui permet d’essayer par le dialogue avec l’autre de se « décoloniser » soi-même de la civilisation actuelle. En tant que laboratoire d’idées et d’actions, nous répondons aux attentes frustrées auxquelles n’ont pas toujours su répondre les syndicats ou les partis politiques.

Justement, quel regard ces instances portent-elles sur le mouvement ?

Le Parti de gauche ou les communistes, qui essaient de se déprendre de leur méfiance traditionnelle envers les intellectuels et la petite bourgeoisie, nous invitent à certains de leurs rassemblements. Le PS apparaît plus frileux à notre égard, peut-être parce que nous lui renvoyons en miroir son erreur d’avoir épousé les valeurs de l’économie néolibérale au nom d’un prétendu principe de réalité – or, l’économie libérale est une norme, pas la réalité ! Mais nous voulons discuter avec tout le monde. Au printemps, nous organiserons ainsi un colloque sur le thème de l’évaluation avec, notamment, la CFDT, la CGT et Solidaires.
Dans l’idée de proposer des alternatives concrètes ?
Avant de proposer des alternatives – ce qui ne se fera pas en un jour ! –, il faut passer par une phase de « mélancolisation » où l’on prend conscience de la vacuité de cette civilisation. Il faut donc en premier lieu penser nos actions. C’est pourquoi nous nous sommes constitués en association. Le livre que nous publions marque une autre étape forte : il est un support de réflexion pour nos comités locaux et les rencontres que nous organisons en région. Le site Internet doit également devenir un véritable lieu d’échange et pas seulement un outil de visibilité. Enfin, nous commençons à développer des liens avec les autres pays d’Europe et d’ailleurs. Des contacts ont d’ores et déjà été pris en Belgique et en Suisse. Il semble que le malaise soit tout aussi palpable là-bas.

[^2]: Exilés de l’intime, Roland Gori et Marie-José Del Volgo, Denoël, 2008, 344 p., 22 euros.

Idées
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