Une journée ordinaire au « 35 bis »

Au cœur de Paris, le juge des libertés et de la détention arbitre les cas des sans-papiers en rétention. En dépit de la mobilisation d’associations, ce sont des procédures expéditives. Reportage.

Xavier Frison  et  Léa Barbat  • 4 février 2010 abonné·es
Une journée ordinaire au « 35 bis »
© Photo : Poujoulat/AFP

Ne cherchez pas le 35 bis, quai des Orfèvres, l’adresse n’existe pas. C’est pourtant bien au « 35 bis », du nom de la procédure d’urgence applicable aux étrangers en rétention, qu’officie le juge des libertés et de la détention (JLD) du tribunal de grande instance de Paris. C’est là que les sans-papiers interpellés dé­filent, dans les 48 heures suivant leur placement en centre de rétention. Là que le juge leur signifie leur remise en liberté ou, comme c’est le cas la plupart du temps, le prolongement de la rétention en vue de leur expulsion vers leur pays d’origine. En dix à quinze minutes, juge, greffier, représentant de la préfecture de police, avocat et « retenu » donnent une pièce tragique au dénouement écrit à l’avance, ou peu s’en faut.

Dénicher la salle d’audience, ouverte au public, tient de la gageure. Mieux vaut miser sur les habitués du Palais, plantons de service, avocats pressés ou agents administratifs, pour trouver son chemin. Au pied de l’ultime escalier, une fine bandelette en aluminium accrochée au mur indique enfin l’endroit. En haut des marches au bois craquant, une simple feuille racornie indique « 35 bis ». Passé la porte, quatre chaises serrées font office de vestibule. Éliane, bénévole du Réseau éducation sans frontières (RESF) et Marie-José, de la Cimade, toutes deux retraitées, attendent sagement le délibéré du juge sur une affaire en cours. Avec trois « visites » à son actif, Éliane est presque une habituée. Elle tuyaute Marie-José, novice du lieu, sur les innombrables subtilités de la procédure. Juste à côté d’elles, un jeune policier filtre les entrées. « Vous êtes… ? Pas d’enregistrement, pas de caméra, pas de téléphone. »

Le juge, veste verte, cravate saumon, encadré par sept volumes du code pénal, a pris sa décision. Le gendarme de faction dans la salle invite le très maigre public à s’asseoir. La jeune Roumaine postée au premier rang, blottie entre son avocate et l’interprète, longs cheveux noirs noués dans le dos, ouvre des yeux ronds, traits et corps tendus. Verdict du « JLD » : prolongation de la rétention. La jeune femme fond en larmes. Elle restera au centre de rétention quinze jours de plus au maximum, le temps d’être expulsée. Ce n’est pas ce qui l’inquiète : l’interprète explique qu’elle ne sait pas où se trouvent ses enfants. Pas de quoi attendrir le magistrat, qui l’invite à prendre contact avec les associations. « Cas suivant. » La jeune femme se lève, quitte la pièce. « J’espère qu’elle a bien compris qu’elle pourra faire appel ? » , s’enquiert un peu tard le juge auprès de l’avocate, d’un mutisme rare pour une robe noire.

Oliveira Dos Santos, un frêle Brésilien de 24 ans à l’allure juvénile, prend place. Arrêté avec de faux papiers, il a été placé en centre de rétention et comprend mal le français. Pourtant, il comparaît sans interprète. Après la présentation des faits reprochés et l’explication de la procédure par le juge, le représentant du préfet de police prend la parole avec un débit de mitraillette. En un temps record, il conclut : « Nous avons d’ores et déjà réservé une place sur un vol pour Rio, le 8 février prochain. » Oliveira reste de marbre. Le juge lui demande s’il a bien tout saisi. « Je n’ai pas compris, je pense que c’est mieux qu’elle parle » , explique-t-il dans un français approximatif en désignant son avocate. Celle-ci prend mollement la parole. Cette fois, pas de délibération, le juge rend sa décision immédiatement : rétention prolongée pour Oliveira, jusqu’à l’expulsion du 8 février. Le tout n’aura duré que dix minutes, au maximum. Oliveira sort. L’avocate commise d’office reste. Client suivant.

Les cas se suivent, les verdicts se ressemblent. Pas plus d’un quart d’heure par personne, et pour cause : à défaut d’être passé devant le juge dans les 48 premières heures de sa rétention, le sans-papiers est libre. Faire vite est donc crucial pour expulser efficacement, ce qui fragilise d’autant la défense des « retenus ». « Au cours des 48 premières heures de rétention, ce n’est pas facile pour les étrangers en situation irrégulière d’avoir accès à un téléphone, de trouver quelqu’un à l’extérieur qui pourrait apporter des documents d’identité, déplore Éliane, la bénévole de RESF. Il y a aussi la barrière de la langue. Ils ont du mal à s’exprimer, ne savent pas trop où s’adresser. Ils perdent un temps précieux. » Marie-José expose une difficulté supplémentaire : « Dans les centres de rétention, ce sont les assistantes sociales qui s’occupent de traiter les cas de sans-papiers. Or, pour ces procédures, où il est nécessaire d’être très réactif, il faut des connaissances en droit. Même moi, qui aide les sans-papiers, je ne saurais pas quoi faire. » Pour Éliane, cette justice expéditive n’a qu’un but, « renvoyer les gens chez eux ».

Mademoiselle Felix remplace Oliveira. Son vol, dûment réservé sur une ligne commerciale, n’ira pas à Rio mais à Lagos, Nigeria. C’est la deuxième fois qu’elle passe devant le juge, qui avait déjà prolongé sa rétention de quinze jours. La durée maximale de rétention ne peut excéder trente-deux jours. Arrêtée pour racolage, la jeune femme dévisage l’assemblée, hagarde. Son interprète ne suffit pas à lui expliquer les débats. Peu importe : pour l’essentiel, elle a compris. Ça suffira.
On enchaîne. Pour M. Traoré, une montagne de muscles de 23 ans à la voix aiguë, une requête en nullité est déposée par son avocate. Il aurait formulé la demande – légale – de voir un médecin à son début de rétention, sans être exaucé. Délibéré. Retour au vestibule pour les militantes. Attente. Requête rejetée. Personne ne sait d’où vient ni où repartira M. Traoré, le magistrat n’ayant pas jugé utile de le préciser.
À la sortie du « 35 bis », les murs ont perdu leur uniforme couleur blanc délavé. Biffés de tags, ils dégoulinent de « Vive les feux de la révolte » ou « Liberté pour tous les sans-papiers ». Pendant les audiences du JLD, au sous-sol du palais de justice, débutait en effet le procès des incendiaires présumés du centre de rétention de Vincennes, dans des conditions jugées inacceptables par les avocats et militants présents [^2]. Diffusant, à tous les étages, comme un étrange parfum d’injustice.

[^2]: Voir le reportage texte et sons « Polémique autour du procès du centre de rétention de Vincennes », rubrique Multimédia, sur

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