Le “nous” contre le “eux”

Le sociologue Didier Eribon, auteur d’un ouvrage sur son héritage ouvrier*, nous livre sa vision d’une culture et d’un mouvement auxquels la gauche a tourné le dos, au nom de la « modernisation ».

Olivier Doubre  • 9 septembre 2010 abonné·es

Politis : Quelles étaient les grandes caractéristiques de la culture ouvrière?

Didier Eribon : J’ai sans doute une vision particulière, dans la mesure où ma famille était très marquée par l’influence du Parti communiste. Ce que je peux dire ne serait pas vrai pour une famille ouvrière gaulliste. En tout cas, dans le monde où j’ai vécu les vingt premières années de ma vie, il y avait un fort sentiment d’appartenance à une classe sociale et d’opposition à tous ceux qui apparaissaient comme ses ennemis : les « capitalistes », les gouvernants… C’était donc un « nous » qui se constituait à travers son antagonisme à l’encontre d’un « eux ». Les contours de ce « eux » étaient mal définis, mais on y rangeait tous ceux qui sont « contre l’ouvrier ». Il s’agissait, dès lors, de faire entendre la voix du « nous » contre le pouvoir du « eux ». Cela passait par le vote communiste ou par les grèves et les mobilisations. Je me souviens de la fierté éprouvée dans ma famille en mai 1968, parce que les ouvriers s’affirmaient en tant que force puissante et faisaient trembler les possédants. Puis de la désillusion quand l’ordre ancien se réinstalla. Avec, néanmoins, la conviction que ça recommencerait un jour.

Quelles ont été les facteurs du délitement de cette culture ?

C’est moins la réalité objective des conditions de vie qui a changé que la manière dont cette réalité a été perçue par le regard politique. Cette transformation a été en grande partie le produit des événements historiques liés à l’effondrement du communisme. Mais ces phénomènes ont été accompagnés d’une entreprise idéologique menée par des intellectuels qui ont réussi à faire prévaloir à gauche des idées de droite et, plus profondément encore, une perception de droite du monde social. Ce n’est pas seulement l’idée de « lutte des classes » qui a été évacuée, mais la simple idée qu’il existait des classes et que la vie sociale – et donc politique – était traversée, et même structurée, par des conflits de classes. Toute référence au mouvement ouvrier, à la culture ouvrière, etc. a été dénoncée comme attardée dans un passé dont la gauche « moderne » devait se débarrasser. Le vocabulaire s’est modifié : on ne parla plus d’oppression, de domination, etc., mais de la nécessité d’organiser le « vivre-­ensemble » ; tout un bla-bla néochrétien s’est substitué au lexique qui caractérisait la gauche comme gauche. Pendant les années 1980 et 1990, les mouvements sociaux n’ont plus été considérés comme ce que la gauche devait accompagner et soutenir, mais comme ce qui menaçait le « pacte social »… La gauche officielle a tourné le dos aux luttes pour vanter la « modernisation », notamment économique, ce qui ne pouvait manquer de provoquer une révolte profonde dans les classes populaires.

Que reste-t-il de la culture ouvrière ?

Le sentiment d’être oublié et même combattu par les dominants est resté très fort. Mais ce sentiment a eu tendance à s’exprimer autrement. Hélas, un de ses moyens d’expression a été le vote pour le FN. Le fait de renvoyer les classes populaires à la « sérialité », comme aurait dit Sartre, où l’on ne considère que des individus et non plus des appartenances collectives, a conduit ceux qui étaient ainsi assignés à l’impuissance à manifester leur force collective autrement : abstention, vote à l’extrême droite. Ce qui a d’ailleurs été favorisé – car il faut se garder de mythifier la « culture ouvrière » – par le racisme obsessionnel qui a souvent cours dans les classes populaires. Le discours antiraciste tenu par la gauche, dès lors qu’elle ne se préoccupait plus des classes populaires, a pu passer pour un discours des élites contre ces classes. Ce n’est donc pas la « culture ouvrière » en tant que telle qu’il convient de replacer dans le débat public : c’est plutôt l’idée que les mouvements sociaux et les dynamiques collectives qu’ils entraînent sont le lieu privilégié où la gauche doit situer son action et sa réflexion.

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