« Si l’on retire les usines, il n’y a plus de vie ! »

Sociologue, Michel Pinçon a longtemps travaillé sur la classe ouvrière dans les Ardennes. Il livre son analyse d’une culture ouvrière en très net recul au fil de la disparition des entreprises.

Jean-Claude Renard  • 9 septembre 2010 abonné·es

Mes travaux de sociologue puis une collaboration au film de Marcel Trillat Silence dans la vallée, tourné près de Charleville-Mézières dans les Ardennes, vingt ans après, au même endroit, à Nouzonville, m’ont placé au cœur de la classe ouvrière. Entre ces deux décennies, tout s’était aggravé.

Nouzonville a été une cité industrielle très active durant des siècles puisqu’elle abritait une manufacture d’armes sous l’Ancien Régime, avant de voir s’installer des usines de fonderie et d’estampage. La crise de 1974 a été un premier choc. La cité, marquée par ses traditions ouvrières, ses structures familiales inhérentes, s’est trouvée brusquement confrontée aux difficultés du chômage et à une nouvelle organisation du travail, plongeant les ouvriers en plein désarroi. Il régnait jusqu’alors, au sein de la classe ouvrière, une certaine fierté du métier, du savoir-faire des uns et des autres, sur laquelle venait se greffer la virilité du travailleur tenant tête aux patrons ou aux ­contre­maîtres. Tant qu’il y avait le plein-emploi, cette fierté était constitutive de l’identité ouvrière. Le chômage a changé les choses, brisé les mentalités. Le rapport de force avec le patronat s’est inversé.

Cette prégnance ouvrière était ussi marquée par la présence des Kabyles, laquelle remontait au lendemain de la Première Guerre mondiale. On pouvait observer une réelle mixité au niveau du logement, une importante solidarité entre les travailleurs immigrés et les travailleurs français, tous plus ou moins syndiqués. La crise a également fait éclater ces structures par la nécessité de trouver du travail ailleurs. Cela a été un élément supplémentaire de dislocation de la vie ouvrière, de même que les familles sont entrées dans la logique du diplôme, des concours administratifs. On ne s’arrêtait plus au certificat d’études, avant d’apprendre à travailler sur le tas en usine.

Cet ensemble a conduit à un net recul de la classe ouvrière. Le tissu humain ouvrier s’est ainsi rempli de trous, vidé de la camaraderie et de la solidarité, très visibles autrefois. Et, à l’instar de la classe, il ne reste plus grand-chose de la culture ouvrière. Nouzonville avait son cinéma sur la place centrale du bourg, le Moderne, dans les années 1930. Il a été remplacé par un supermarché puis par une salle communale de réunions, une évolution correspondant à l’arrivée de catégories moyennes employées à Charleville-Mézières et contribuant aussi à changer l’atmosphère. La ville avait également son kiosque au milieu d’une place, propice aux concerts, aux bals. Il a été rasé. S’y ajoutaient encore, le dimanche, des concours de pêche qui remportaient un franc succès et qui ont connu le même sort que le kiosque. La culture du café, où l’on jouait aux cartes, mêlant les Français aux Kabyles, sans distinction, a fini aussi par disparaître dans l’ensemble de la vallée de la Meuse, avec la fermeture des cafés suivant la fermeture des usines, des entreprises, le départ forcé des ouvriers, l’exportation des savoir-faire. Cela dit, il reste aujourd’hui, dans une proportion moindre, des compétitions de pétanque, qui rassemblaient régulièrement des centaines de joueurs à l’occasion de rencontres intercommunales.

Au-delà de Nouzonville, on observe combien l’ensemble de la culture ouvrière est en recul. La chanson française à texte en est un exemple. Il existe maintenant des chanteurs intéressants, sans doute, mais ils ne s’adressent pas aux catégories populaires, avec des textes plus ou moins ambitieux, non pas immédiatement accessibles. La disparition des chansons sur les congés ou sur le dimanche est une illustration de cette perte de vitesse. Les années 1930 étaient marquées par « Salut patron, on va se promener », par une espèce d’humour, par le ton de Marc Ogeret reprenant les chansons de la Commune ou les poèmes d’Aragon. C’était l’une des bases culturelles, avec les efforts des syndicats, des partis communiste et socialiste de formation des militants. La culture ouvrière était encadrée et dispensée par les organisations ouvrières. Elle était collective. Cela n’existe évidemment plus. L’appauvrissement culturel se perçoit encore dans le recul de la lecture, d’une littérature populaire qui parlait de la vie des ouvriers. Probablement, la télé­vision a fait des ravages.
À Nouzonville, la vie ouvrière était le cœur de la ville. Or, si l’on retire les usines, il n’y a plus de vie. Ce qui m’inquiète dans les Ardennes, et c’est aussi vrai en région parisienne et ailleurs, c’est le net recul de cet aspect important de la culture ouvrière, c’est-à-dire cette fierté identitaire qui se construisait en opposition au patronat, avec une conscience de classe bien enracinée au fil des décennies, au fil des siècles. Les familles ouvrières ont vécu de l’intérieur la déconstruction de leur univers, en témoins de la fermeture de leurs usines virées en friches industrielles. Des friches, des lieux abandonnés qui sont autant de symboles.

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