Une dictature démocratique

Le dossier des retraites est évidemment d’abord une affaire sociale et économique. Mais l’impasse actuelle pose aussi un problème institutionnel.

Denis Sieffert  • 16 septembre 2010 abonné·es

Lorsqu’en 1962 le général de Gaulle décida que l’élection du président de la République se ferait au suffrage universel direct, la France sortait à peine d’une double crise. D’une part, la guerre d’indépendance algérienne avait précipité une partie de nos élites politiques et intellectuelles, et plusieurs hauts gradés de l’armée, dans le camp de la « sédition », ­pour reprendre le mot de De Gaulle. ­D’autre part, la déchéance institutionnelle de la IVe République avait souligné l’impuissance du « système des partis » face à la décolonisation. Dans cette situation exceptionnelle, de Gaulle fut l’homme d’un pouvoir fort. S’il n’a pas été le dictateur que la gauche a pu, un moment, redouter, il n’a pas non plus été un grand démocrate. En tout cas, il n’a pas installé une démocratie exemplaire. Il s’en faut de beaucoup. Ni les conditions de son arrivée au pouvoir, ni les institutions conçues à sa mesure ne témoignent d’une obsession démocratique. L’argument du « dialogue » direct entre un homme et le pays n’est pas davantage rassurant. La démocratie voudrait que l’on parle plutôt de « programme » ou d’engagements, et que l’on réintroduise la notion de mandat. Sans faire ici le moins du monde l’apologie du gaullisme, on peut tout de même se risquer à dire qu’avec de Gaulle le personnage avait valeur de programme. Voter pour de Gaulle, c’était se prononcer pour un corpus idéologique assez facilement définissable. On pourrait même dire « stable ». Depuis son époque, la politique a dérivé.
Les moyens de communication ont pris beaucoup d’importance. La rhétorique a changé. Le « sarkozysme » est aujourd’hui une notion éminemment instable. Le débat politique ressemble parfois à une foire d’empoigne. La campagne présidentielle apparaît comme de plus en plus dépolitisée.

La prime va aux « grandes gueules », à celui qui passe le mieux à la télévision, à celui qui sait mentir au bon moment, et à celui qui dispose de la plus grosse machinerie électorale. L’élection ressemble ensuite à un bras d’honneur fait au peuple. L’élu, qui a été le meilleur communicant, et qui a le plus habilement joué au moment opportun sur les peurs et les émotions, peut dire au peuple qui découvre ses mensonges : « Trop tard, j’ai gagné ! » Le seul exemple de Nicolas Sarkozy, qui s’était engagé en 2007 à ne pas toucher à notre système de retraite, illustre parfaitement cet état de choses. Bien sûr, la politique est tout de même présente. Comme toujours, les intérêts économiques et sociaux s’incarnent dans des personnalités. Mais le discours lui-même est tout en dissimulations. Plus proche des usages de la publicité que de celui de l’argumentaire politique. Il faut séduire et tromper. La politique passe en contrebande. Le passage du septennat au quinquennat – qui n’est pas critiquable en soi – a eu pour effet pervers d’aggraver cette « irresponsabilité » politique du président élu. Si le mandat est plus court, le laps de temps qui s’écoule entre deux convocations du corps électoral est en réalité plus long. Si l’on excepte les scrutins qui ne concernent pas directement le pouvoir, les deux échéances présidentielle et législative deviennent simultanées. Il n’est qu’à voir comment les ministres traitent le Parlement européen quand celui-ci condamne la politique de la France à l’encontre des Roms.

Pendant cinq ans, si le Président accepte l’affront de défaites aux régionales, voire aux européennes, il peut continuer à en faire à sa tête. Au moins, aux États-Unis, les élections dites de mi-mandat vont sanctionner la politique du Président. Rien de tel chez nous. Avec le calendrier précédent, les législatives intervenaient en principe à la moitié du mandat présidentiel. Cela fut le cas en 1986 (le septennat de François Mitterrand allait de 1981 à 1988), puis en 1993 (trois ans après la présidentielle), puis en 1997 (même si l’élection fut anticipée d’un an). Dans ces conditions, seul un très puissant mouvement populaire peut entraver une action qui est totalement libre, puisque le Président n’a pris que peu d’engagements, et qu’il peut, de toute façon, n’en tenir aucun compte.

Voilà exactement où nous en sommes aujourd’hui. C’est dans ce cadre que la question du référendum se pose à propos d’un dossier dont les enjeux sont considérables, et alors que l’opinion a été flouée. En dehors de ce recours, il ne serait pas exagéré de dire que nous vivons sous le régime hybride que l’on pourrait qualifier de dictature démocratique. Nous ­élisons tous les cinq ans un personnage dont le pouvoir est ensuite à peu près incontrôlé. Hormis, en de rares circonstances, et sur le seul plan du droit, par le Conseil constitutionnel. Ce qui ne suffit pas à faire une démocratie.

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