Valère Novarina : « Un laboratoire du langage »

Auteur majeur à l’univers insolite, Valère Novarina, qui fait cette année l’objet d’un cycle et d’un colloque, présente « le Nouveau Sang » au théâtre
de l’Odéon. Rencontre.

Gilles Costaz  • 6 janvier 2011 abonné·es
Valère Novarina : « Un laboratoire du langage »
© Photo : Alain Fonteray

Depuis une vingtaine d’années, Valère Novarina est l’un des auteurs majeurs de notre théâtre. Un auteur discuté puisqu’il a une langue à lui, un univers insolite, dans un décalage total avec ce qui se crée et se monte aujourd’hui. Sa langue est à la fois très savante et très naïve. Elle est au service d’une action qui n’en est pas une, qui est simplement l’interrogation de l’homme face au mystère de la vie. De telle sorte qu’il n’y a pas une trame mais aucune, ou bien dix mille. Plus de personnage central, mais une centaine ou un millier de protagonistes ! Olivier Py l’a choisi comme « auteur européen au cœur de la saison 2010-2011 » . Beaucoup d’événements composent ce cycle Novarina. Mais l’événement est sa nouvelle pièce, le Vrai Sang , dont il a bien voulu parler avec nous.

Politis : Cette nouvelle pièce, le Vrai Sang, est-ce une continuité, une rupture, un prolongement ?

Valère Novarina : J’ai voulu revenir à l’utopie du livre, différent de la pièce, comme pour la Chair de l’homme , le Drame de la vie , le Discours aux animaux . Il n’y a plus une pièce déclarée praticable mais un livre dans son fourmillement. Les acteurs et moi avons mis quinze jours à sortir la pièce du livre, après diverses lectures et en prenant les scènes qu’appelait la scénographie de Philippe Marioge. C’est un spectacle conçu pour le théâtre à l’italienne. Dans le théâtre à l’italienne, personne n’a le même point de vue. J’utilise là le théâtre comme instrument d’optique, microscope, kaléidoscope, endroit qui décompose l’image. La pièce joue beaucoup sur la réminiscence, avec des phrases qui sont des variations. Il y a d’abord une partie cirque, avec notre répertoire de la scie, de la cabane, des couteaux, du chien… Après, on va plus loin, ce que j’appelle « reprendre du pire ». On avance en leitmotiv, en spirale, en changeant d’espace. Je disais à Marioge : on part sur autre chose. Mais non, c’est la fin du cycle ouvert avec la Scène, sur l’ « origine dévoilée » , continué avec l’Acte inconnu et que termine le Vrai Sang . Je poursuis les mêmes choses comme si personne n’avait compris ! À un moment, il y a un personnage du nom d’Armelle Héliot [^2] qui dit : « Tu ne vas pas tout de même pas nous raconter la boîte avec les hommes dedans. » Mais si : l’aspect forain continue, avec des scènes plus courtes. C’est un peu wagnéro-stravinskien : Wagner pour les volutes, Stravinsky en référence au côté tranchant de l’Histoire du soldat.

Vous ne cessez d’interroger l’énigme de la condition humaine. Vous posez toujours des questions sans réponse ?

Je dis aux acteurs que j’ai hâte de comprendre ma pièce. Je la comprendrai par eux et par le regard du public. On va ensemble vers l’affirmation de quelque chose. Le texte a raison, il a une raison animale. Et l’on doit avoir le respect de sa vie animale. Il n’est pas fabriqué, mais secrété. Je ne pense pas aux acteurs quand j’écris, mais ensuite, après bien des chocs successifs. J’ai toujours tout fait à l’envers ! Lorsqu’on répète, c’est le débat entre le langage et l’espace, entre la page et l’espace, le problème de l’espace sur le plateau et dans l’esprit du public. Je suis beaucoup à la place du public : qu’est-ce qu’il vit ? quelles figures de géométrie s’inversent dans la tête de chacun ? Pour cette mise en scène, je me suis racheté le livre de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard , afin de revenir à la question du mot sur la page. Un objet sur une scène peut changer le sens des mots. Il y a une résonance avec le lieu, avec les objets, les costumes. Une fois, je me suis séparé d’une éclairagiste : sa lumière changeait le sens des mots.

Avec Lettres aux acteurs et  Pour Louis de Funès , notamment, vous avez renouvelé la pensée sur le rôle et la nature du comédien, avec des points de vue qui peuvent sembler aussi décisifs que ceux d’un Antonin Artaud. Vos acteurs connaissent-ils ces textes ?

Je ne sais pas. Il y a les acteurs qui travaillent depuis longtemps et les nouveaux, dont Norah Krief : je pense qu’elle n’a pas lu une seule ligne de ces livres ! Je dis aux comédiens : dites le vrai, dites l’immédiat, donnez l’esprit d’enfance au présent, dans la livraison offerte, soyez sans défense, dans la simplicité, trouvez un état de naïveté. « Pas de théâtre au théâtre » , disait Jarry. Dans la troupe, il y a par exemple Manuel Le Lièvre, qui est un acteur populaire : il rattache le texte au langage parlé. Il n’y a pas d’autre appui que le texte. Les acteurs ­doivent trouver en quoi le texte est ce que ­pensent les gens dans le moment. Et trouver le phrasé, la vérité rythmique.

Vous êtes toujours l’écrivain qui part s’isoler dans la Haute-Savoie de son enfance, dans un chalet sans électricité, avec la seule compagnie d’un cochon ?

Je n’ai plus le cochon. Mais je vais toujours dans ce chalet isolé, où je m’éclaire avec une lampe à pétrole. Un jour, j’ai vu un lynx à quarante mètres de moi. Ce qui change la vie et l’écriture, c’est de ne pas avoir la lumière électrique. Je suis aussi très attaché aux gens de là-bas. Ils ont chacun leur style, leurs jurons, leur phrasé. Avec un rapport très fort au langage. Quand on se déplace d’un lieu à ­l’autre, il y a un miroitement extraordinaire des langues et des noms. Il faut se souvenir que la Savoie n’est française que depuis 1860 !

Il y a maintenant, sur vous, de plus en plus d’essais et de colloques. Comment réagissez-vous à tous ces commentaires ?

C’est bien, parce qu’il n’y a plus grand-chose sur le théâtre dans les journaux ! Ce qui m’intéresse, c’est de toucher ainsi des jeunes. Je suis très sensible, par exemple, au fait qu’une étudiante irakienne voilée de Massoul ait soutenu une thèse sur le corps dans mon théâtre ! Je vais parfois aux soutenances, mais je suis là comme soutien, j’assiste sans assister. Je débranche. Je n’ai pas besoin de commentaires.
Ce à quoi je suis attentif, c’est la façon dont le langage est perçu et agit. Je vis le théâtre comme un laboratoire du langage à vif. On peut y mesurer la vitesse du sens. Pendant une représentation, on voit comment une réplique, surtout quand elle est comique, atteint le quatrième rang, puis le cinquième. Je pense qu’on peut voir comment le langage nous sauve ou nous emprisonne. Dans le Vrai Sang , il y a encore des scènes où je me moque du langage des médias. Encore ! Je continue. C’est un peu comme les médecins chez Molière. Tel qu’il est utilisé, le langage est dangereux. On me reprochera peut-être de me répéter, mais les télés sont ­toujours là.

[^2]: Armelle Héliot est critique de théâtre au Figaro.

Le Vrai Sang, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris, 01 44 85 40 40. Du 5 au 30 janvier. Texte aux éditions POL, 304 p., 18,50 euros.

À l’Odéon également : colloque « Traduire Novarina » le 15 janvier, 
et lecture du Babil des classes dangereuses par Denis Podalydès le 24 janvier.

Et aussi Le Repas de Valère Novarina, mise en scène de Thomas Quillardet, Maison de la Poésie, Paris, du 19 janvier au 6 février.

Critique du Vrai Sang dans le numéro de la semaine prochaine.

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