La guerre du moindre mal…

Denis Sieffert  • 24 mars 2011 abonné·es

Même du bout des lèvres, il n’est pas facile d’approuver une opération militaire soutenue par Nicolas Sarkozy, qui peut voir là une fragile occasion de se refaire un semblant de popularité, et promue par Bernard-Henri Lévy, dont la pitié pour les populations civiles écrasées sous les bombes ne va jamais jusqu’à Gaza ou au Sud-Liban [^2]. Certes, chacun a son fardeau puisque les adversaires de l’intervention en Libye comptent dans leurs rangs Marine Le Pen et Vladimir Poutine. Ce qui fait assez, de part et d’autre, pour bannir tout raisonnement de type « les amis de mes amis… » ou « les ennemis de mes ennemis… ».

Il est donc urgent de se libérer, autant que faire se peut, des carcans idéologiques, pour mieux essayer de penser seul. Urgent aussi d’accorder à ceux de nos amis qui pensent différemment le bénéfice de la bonne foi et de la pertinence. Voir Rony Brauman dans Libération de lundi, et Bernard Langlois dans son blog (politis.fr). D’ailleurs, avouons-le, ils ont beaucoup plus d’arguments que nous. Car nous n’en avons qu’un seul. Il est simple. Il est connu. Le voici : on ne pouvait, consciemment, froidement, laisser Kadhafi anéantir sous les bombes les populations de Benghazi et de Tobrouk. On ne pouvait le laisser achever à l’arme automatique les blessés dans les hôpitaux, comme cela a été fait dans les villes reconquises.

La promesse répétée d’un « bain de sang » , le peuple qualifié de « terroriste » et comparé à « Al-Qaïda » , tout cela ne laissait aucun doute sur la volonté du dictateur revanchard de mettre sa menace à exécution. Et il n’était plus question, samedi 19 mars dans l’après-midi , de « renforcer les sanctions économiques » , ni d’apporter des munitions aux insurgés pris au piège.

C’était une question d’heures, de minutes même. En réalité, il était bien tard puisque les milices kadhafistes s’étaient déjà introduites dans la ville, et que les faubourgs ployaient déjà sous les bombes. Il fallait donc intervenir. Il fallait répondre à l’appel désespéré des insurgés, ou assumer la non-intervention comme le fit en juillet 1937 la France de Léon Blum en Espagne, pour sa plus grande honte. Le reste n’est que littérature. Bien entendu, cette intervention devait se faire dans le cadre d’un strict mandat des Nations unies afin, comme il est dit dans la résolution 1973 du Conseil de sécurité, « de protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaques » .

Parmi les arguments qui nous sont opposés, certains sont rhétoriques. Comme le fameux « deux poids deux mesures » que l’on connaît bien. Il n’y aura jamais de « résolution 1973 » pour les Palestiniens, ni même pour les habitants de Bahreïn, attaqués par une armée composée surtout de Saoudiens. Les Nétanyahou et les Liberman, les Saoud et les Al-Khalifa sont tous du côté du manche américain. Ils n’ont rien à craindre de ce côté-là. Mais si l’impunité dont ils jouissent est scandaleuse, en quoi justifierait-elle que l’on abandonne les habitants de Benghazi à leur sort ? L’autre argument que l’on peut qualifier de rhétorique (c’est-à-dire juste, mais sans conséquence sur la position à adopter en Libye), c’est l’argument des arrière-pensées. Les Occidentaux sont mus par l’odeur du pétrole. Ils rivalisent pour se placer dans la future Libye. Et ils ont de vils impératifs de politique intérieure. Soit. Nous ne sommes pas assez naïfs pour penser que les raisons de nos chefs d’État ne sont que de bonnes raisons. Notre petit Sarkozy, par exemple, a exploité au mieux son image fugitive de leader, avant que les opérations militaires ne débutent et que la France soit placée sous commandement américain. Après quoi nous avons compris qu’il n’avait servi que de leurre à Obama, peu empressé d’apparaître en première ligne dans cette affaire. Quant au profit espéré en politique intérieure, le Président français a pu le mesurer dès le lendemain avec le score de son parti aux cantonales…

Mais un autre argument, pas rhétorique du tout celui-là, est infiniment plus troublant. Il nous projette dans un avenir, peut-être très proche. Il nous dit ceci : cette opération ne suffira pas à faire rendre gorge à Kadhafi. Et de deux choses l’une, ou bien les pays occidentaux, flanqués du Qatar et du Liban, vont devoir outrepasser leur mandat, et s’enliser dans une intervention terrestre longue et meurtrière, qui finira par retourner l’opinion publique, surtout arabe ; ou bien ils vont s’en tenir au mandat voté, mais alors ils n’auront fait que blesser un peu plus Kadhafi sans l’achever. On n’aura reculé que pour mieux sauter dans une guerre civile totale, à moins que l’on ait involontairement consacré la partition du pays, ramené un siècle en arrière de son histoire, quand, sous le joug ottoman, la Libye était divisée en trois provinces.

Toutes ces hypothèses, hélas, sont plausibles. Et il ne manque pas de Cassandre pour les décrire par le menu. Oui, l’avenir est incertain. Mais où est-il assuré dans cette région du monde ? À nos yeux, aucune de ces spéculations funestes n’aurait de toute façon justifié que l’on ne fasse rien pour Benghazi. C’est une guerre du moindre mal que nous approuvons, et qui doit être très limitée dans le temps. Même s’il y a quelque ironie à supporter l’exaltation virile qui agite certains de nos confrères avec le retour des Tomahawks en « prime time ».

[^2]: Mille cinq cents morts sous les bombes israéliennes en décembre 2008 et janvier 2009, et presque autant au Sud-Liban en août 2006. Avec l’approbation de BHL. En Libye, le même s’est prononcé pour une intervention unilatérale de la France… et évoquait déjà le cas de l’Iran. À qui le tour ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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