Ardelaine, 30 ans et tous ses rêves

À l’occasion des états généraux de l’économie sociale et solidaire, qui se tiennent du 17 au 19 juin, reportage dans une filature ardéchoise, exemple réussi d’une coopérative au service des hommes et du territoire.

Philippe Chibani-Jacquot  • 16 juin 2011 abonné·es

«La vraie ringardise, c’est de réussir selon les critères traditionnels », lance Gérard Barras, cofondateur et actuel gérant d’Ardelaine. Il est attablé à la terrasse du café-librairie récemment construit près du bâtiment historique de la filature, vieux de plusieurs siècles. Pour lui, les bénéfices ne se transforment pas en gros salaire, belle voiture et Rolex au poignet, mais en projet de développement utile à l’entreprise et au territoire.

L’entreprise, qui fabrique des articles en laine d’Ardèche (literie et prêt-à-porter), présente des indicateurs économiques enviables : un chiffre d’affaires en croissance qui atteint 1,8 million d’euros, 45 salariés et plus de 17 000 visiteurs sur le site en 2010. Mais la réussite d’Ardelaine est surtout de conduire depuis près de trente ans un projet économique solidaire, de créer de l’emploi local et de sauvegarder le savoir-faire de la laine. « Nous ne sommes jamais dans une vision simple de rentabilité et de marge. L’argent est au milieu de l’économie, la question est comment l’utiliser pour qu’il ne devienne pas notre maître, observe Béatrice Barras, également cofondatrice. Nous faisons beaucoup de choses dans une logique de résilience, comme conserver de vieilles machines de filature, les restaurer et préserver un savoir-faire. Bien sûr, il y a des seuils de rupture économique et il faut les surveiller. Mais tant que les clients achèteront ce que nous fabriquons, nous continuerons. »


Le créneau du « bio, naturel, en circuit court » a le vent en poupe, et le choix originel d’intégrer une filière, qui va de la tonte chez les éleveurs à la commercialisation dans la boutique ou sur les salons, paye. Le musée de la laine, créé en 1991 pour attirer les clients à Saint-Pierreville, village de 500 âmes niché dans la vallée de l’Eyrieux, a accueilli 12 000 visiteurs l’an passé. Achevé il y a un an, un nouveau bâtiment abrite l’espace café-librairie, des bureaux agrandis et un restaurant. Autant de raisons pour le visiteur de passer du temps au village.

En cette belle journée de printemps, c’est le grand ménage chez Ardelaine : la cardeuse et les autres machines resteront silencieuses toute la matinée, les salariés se consacrant à des chantiers « qu’on ne prend jamais le temps de faire », explique Béatrice Barras. Aménagement d’espaces verts, coup de peinture, nettoyage du canal d’alimentation de la station d’épuration… C’est surtout l’occasion de changer les habitudes et de cultiver l’esprit coopératif de l’entreprise. Après un repas commun, les salariés sont informés sur la situation financière de la coopérative, dont ils sont, pour la plupart, sociétaires. « Voici le bilan de la structure financière, c’est-à-dire l’image de la richesse de l’entreprise au 31 décembre 2010. Ce n’est plus la situation réelle d’aujourd’hui, mais c’est ce que regardent les banques pour comparer avec l’année précédente », explique Catherine Chambron, directrice ­administrative et financière, devant l’assemblée. L’effort pédagogique est une marque de fabrique d’Ardelaine : « Il faut faire parler les chiffres. C’est important de comprendre ce qui alimente les salaires, pourquoi ils augmentent ou pas. Ça donne du sens à son boulot, car chacun se bat, aussi, pour son emploi », estime Catherine Chambon.

Ardelaine est installé dans le repli escarpé d’une route de montagne, au pied de Saint-Pierreville. À cet endroit, le couple Barras découvre en 1973 une ancienne filature en ruine, qu’il décide, avec d’autres, de remettre en marche. La laine n’avait plus de valeur, les jeunes abandonnaient le pays pour chercher du travail dans la vallée du Rhône. Un projet fou, bâti sur une ruine, mais guidé par la conviction qu’il était possible de ressusciter une filière de la laine locale grâce à un projet économique et collectif.

« Le développement d’Ardelaine a redonné un vrai dynamisme au territoire », constate Nathalie Tironneau, salariée depuis 1992. Venue s’installer à Saint-Pierreville, cette mère de famille s’est « battue pour l’école, pour créer une crèche, pour maintenir le tissu social ». La commune, dont le premier employeur reste la maison de retraite, a gardé ses commerces, un hôtel-restaurant et des jeunes.


Le musée de la laine est aussi intégré à la coopérative. Il a vocation à faire venir le client jusqu’à la fabrique, mais aussi à dynamiser le tourisme local. Et lorsque l’hôtel a décidé de cesser la restauration pour les groupes de touristes, Ardelaine a pris le relais et lancé son projet de restaurant, La cerise sur l’agneau, qui est aussi une coopérative. Entre-temps, la communauté de communes a créé une Maison de la châtaigne à Saint-Pierreville, qui agrémente l’offre touristique et fait vivre à son tour le pays.


Au fil de la journée, les différents ateliers ont repris leur activité. Un camion est en cours de chargement pour partir sur une foire-exposition, la cardeuse s’active à un rythme cadencé, et les aiguilles géantes piquent des matelas au ventre galbé par la laine. Nadine s’affaire sur les bouffettes de serrage. « En général je travaille à la boutique ou à la vente par correspondance, mais je m’efforce de travailler un jour par mois en atelier pour garder le contact avec le produit et avec l’équipe de production. Ils ont le droit de refuser, car ce n’est pas moi qui augmente la productivité », sourit la jeune femme. Lorsqu’Ardelaine embauche, il n’est pas rare que la motivation et la capacité de se responsabiliser soient plus importantes qu’une compétence inscrite sur un CV. « La dimension apprenante est vitale, relève Béatrice Barras. L’éducation populaire, c’est l’apprentissage permanent et collectif dans la conduite des projets. »


« On ne risque pas la sclérose ici », s’exclame Nadia, arrivée pour occuper un poste commercial en 2003. Se découvrant enceinte un mois après son arrivée, elle s’est arrêtée le temps nécessaire et travaille au musée depuis son retour. Elle s’occupe aujourd’hui de la librairie en plus de participer à la communication et de gérer le catalogue de vente par correspondance. « C’est une entreprise où l’on apprend des savoir-faire, mais aussi des savoir-être », ajoute-t-elle.


2012 marquera les trente ans de la coopérative. Une nouvelle étape s’ouvrira alors. Celle de la transition vers le départ à la retraite des fondateurs. Un passage de témoin qui mettra à l’épreuve la solidité humaine de l’entreprise, mais, comme le rappelle Béatrice Barras : « Quand un fondateur quitte son entreprise, il la vend et se fait des sous. Celle-ci ne sera pas vendue puisqu’elle appartient déjà à tous les salariés. »
 Philippe Chibani-Jacquot

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