Le monde industriel, une vieille histoire ?

La menace de fermeture de trois usines PSA relance le débat sur l’avenir d’une industrie française malmenée par la crise et des choix politiques erronés. Deux syndicalistes et deux économistes livrent leur analyse.

Pauline Graulle  • 23 juin 2011 abonné·es
Le monde industriel, une vieille histoire ?
© Photo : AFP / Bureau

Stupeur chez PSA. Le 9 juin, la CGT révèle une note confidentielle : la direction prépare en cachette la fermeture et la délocalisation de trois sites PSA Peugeot Citroën (voir ci-contre). Près de 3 500 emplois sont ainsi sur la sellette à Aulnay-sous-Bois. Panique dans les rangs de la majorité : à un an de la présidentielle, Éric Besson, ministre de l’Industrie d’un gouvernement qui avait accordé 3 milliards d’euros d’aide publique au constructeur en 2009, fait promettre au PDG Philippe Varin de reporter ses projets sine die …


Alors que les deux usines attendent de connaître leur sort, « l’affaire PSA » est loin d’être isolée. Après la multiplication du chômage partiel à partir de 2008, les plans de départs dits « volontaires » s’accélèrent, comme les annonces de licenciement — récemment chez le cimentier Lafarge. Les fermetures d’usines aussi. Exemple à Continental-Clairoix (1 120 emplois supprimés en 2009), à Molex de Villemur-sur-Tarn (283 licenciés en 2009), ou encore à l’usine Porcher de Revin, dans les Ardennes, qui, au début de l’année, laissait 148 employés sur le carreau. Un désaveu cinglant des propos de Nicolas Sarkozy, alors candidat à l’Élysée, qui jurait la main sur le cœur en 2006, dans le même département : « Je n’accepterai jamais que l’on dise : les usines, c’est fini ; l’industrie, c’est fini ; le plein-emploi, c’est fini ; les Ardennes, c’est fini. »


Cinq ans plus tard, les belles paroles résonnent comme des vœux pieux. Et tandis que le Parti socialiste abandonne un monde ouvrier qui, « pour la première fois de ­l’histoire contemporaine, [ne vote] plus à gauche   [^2] », c’est l’extrême droite qui s’engouffre dans la brèche et surfe sur la désespérance. Signe que l’histoire industrielle française est derrière nous ? Pas si sûr…



 Quel est l’état 
de l’industrie en France ?

« Dramatique », affirme Robert Kosmann, porte-parole de SUD Industrie. En 2008-2009, près de 270 000 emplois ont été détruits. En vingt ans, 2 millions de postes ont disparu, dans le textile et depuis peu dans l’automobile — un secteur devenu importateur depuis 2007 ! « Dans les années 1970, résume le syndicaliste, le monde ouvrier représentait 8 millions de personnes, aujourd’hui, 5 à 6 millions », soit 14 % des emplois.


Les raisons de l’effondrement de l’emploi industriel ? « Après-guerre, Renault fabriquait ses voitures de A à Z, explique Robert Kosmann. Aujourd’hui, il monte ses boîtes de vitesse à Séville — qui propose une fiscalité avantageuse –, mais avec des pièces importées de Pologne, puis qui repassent par Douai… C’est une aberration écologique, mais il semble que cela coûte moins cher. »

« Aujourd’hui, 80 % d’un véhicule est réalisé par des sous-traitants, et souvent à l’étranger », ajoute Mohamed Oussedik, secrétaire confédéral à la CGT. « Contrairement à l’Allemagne, qui a délocalisé depuis longtemps les pièces qu’elle ne pouvait créer en interne, la France délocalise depuis peu, mais tous azimuts, sans stratégie », poursuit El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine.


Pourtant, contrairement à ce que laissent penser les effets de loupe, « au niveau macro-économique, un emploi détruit sur 300 l’est à cause d’une délocalisation. C’est marginal, même si c’est dramatique dans certaines régions », indique le chercheur, qui remarque que les salaires ont augmenté de 200 % en Chine en trois ans. La première cause de la désindustrialisation est le progrès technique, qui, s’il ne « supprime pas le travail à la chaîne », précise Robert Kosmann, génère d’importants gains de productivité et supprime des emplois. 
Viennent ensuite le « sous-investissement dans les secteurs porteurs et l’accumulation d’erreurs stratégiques majeures depuis 1981 », ajoute Jérôme Gleizes, enseignant en économie et militant écologiste. Au contraire de l’Allemagne qui exporte des produits de moyenne technologie, la spécialisation française sur des technologies de pointe (TGV, aérospatiale…) « ne permet pas de vendre des produits sensibles à la croissance mondiale, souligne El Mouhoub Mouhoud. Résultat, la France a perdu la moitié des parts de marché à l’exportation depuis 2000 ».

La France a-t-elle vraiment besoin de son industrie ? 


Les textes européens encouragent le développement des services (trois quarts des emplois en France), présenté comme le nouveau miracle économique. Pourtant, « la crise, qui a touché davantage les pays ayant fait le choix de la finance, a révélé combien une politique industrielle était nécessaire », réagit Mohamed Oussedik. Bref, pas d’économie saine sans une industrie forte. La France devrait alors importer massivement et « aurait une économie structurellement déficitaire », ajoute le syndicaliste.


D’autre part, le secteur secondaire est générateur d’activité : « 90 % de la recherche est liée au secteur industriel. » « L’industrie et les services sont complémentaires, ajoute El Mouhoub Mouhoud. Les services aux entreprises créent de la richesse. » Un bémol de Jérôme Gleizes : « Il faut réindustrialiser, mais pas revenir à une défense des prolétaires comme condition d’émancipation… Aucune population ne s’est libérée en travaillant plus ! » À bon entendeur…



Comment réindustrialiser 
la France ? 


Si les quatre spécialistes interrogés par Politis affirment que la désindustrialisation n’est pas une fatalité, tous déplorent les choix de la politique actuelle. Par exemple, les CIR (contrat impôt recherche) de Nicolas Sarkozy, qui coûtent par an 4 milliards d’euros, « ne sont assortis d’aucune contrainte, pointe Mohamed Oussedik. Ainsi Arcelor Mittal, par exemple, effectue sa recherche au Luxembourg ! »


Les solutions à retenir diffèrent néanmoins très fortement d’un interlocuteur à l’autre. Pour Jérôme Gleizes, qui appelle à une « rupture paradigmatique », l’industrie verte  (photovoltaïque, technologies supraconductrices…), « qui nécessite plus de compétences que l’industrie traditionnelle et crée plus d’emplois », représente l’avenir. Avec, pourquoi pas, une taxe carbone sur les entreprises qui baladeraient leurs unités de production de pays en pays.
Chez SUD, on s’oppose aux relocalisations « car il faut maintenir l’emploi sur place », dit Robert Kosmann. À l’inverse, la CGT, qui plaide pour une industrie faisant la part belle à la recherche et à l’innovation, ne rejette pas l’idée d’un certain protectionnisme : « N’est-il pas loyal de vouloir en finir avec une production réalisée par des gens payés au lance-pierres ? », s’interroge Mohamed Oussedik.


La CGT et SUD ne sont « pas contre » l’idée d’une aide publique ciblée sur les PMI et avec contreparties. El Mouhoub Mouhoud préconise, lui, d’arrêter ces « coups d’épée dans l’eau » que sont ces aides et les primes à la relocalisation. « Au lieu d’aider les entreprises après coup comme nous faisons depuis trente ans, mieux vaut consacrer de l’argent à l’humain : mieux former les employés et mettre le paquet sur le développement des territoires. » Quant aux mesures protectionnistes défendues par Arnaud Montebourg jusqu’au FN, lequel promet la création de 500 000 emplois industriels en cinq ans, « elles sont inefficaces et irréalistes, juge l’économiste. Fermer les frontières ne répond pas au vrai problème, qui est d’exporter une industrie de bonne qualité ».

[^2]: « Gauche : d’une stratégie de classe à une stratégie de valeurs », tribune publiée sur lemonde.fr le 9 juin par Olivier Ferrand, président de Terra Nova.

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