Histoire d’un grand bond en arrière

Aurélie Trouvé et Jean-Christophe Kroll rappellent que la coopération agricole entamée pendant la guerre froide a explosé dans les années 1980, avec le retour de la doctrine libérale.

Jean-Christophe Kroll  et  Aurélie Trouvé  • 14 juillet 2011 abonné·es

La période de guerre froide reste marquée par une forte croissance économique mondiale et un renforcement de la coopération entre les pays développés, sous l’égide des États-Unis, leaders incontestés du bloc occidental. Dans une certaine mesure, le contexte permet aux pays en développement de jouer de la compétition entre les deux blocs pour faire valoir leurs droits, ce qu’illustre la création du groupe des pays non alignés à la conférence de Bandung en 1955.


L’influence de ces pays est croissante au sein de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), l’organe alors reconnu de la concertation économique et commerciale internationale (le Gatt, club de pays riches et ancêtre de l’actuelle Organisation mondiale du commerce, n’a pas encore la prétention de se substituer aux organisations des Nations unies pour imposer son monopole en matière de négociations commerciales internationales). C’est à cette époque que la Cnuced met en avant le concept d’« échange inégal », soulignant la dégradation des termes de l’échange entre les matières premières exportées par les pays en développement et les produits manufacturés qu’ils importent en provenance des pays développés. Un concept qu’aucune instance internationale n’ose plus revendiquer aujourd’hui.

Cette percée politique des pays en développement ne peut toutefois masquer la dégradation de leur situation alimentaire, notamment dans les anciennes colonies de pays de la vieille Europe qui accèdent à l’indépendance dans les années 1960. Dès 1965, René Dumont tire le signal d’alarme dans un ouvrage prémonitoire intitulé Nous allons à la famine, constat médiatisé par le Club de Rome quelques années plus tard [^2]
.


PAM : trop peu de moyens Le Plan alimentaire mondial (PAM), créé en 1963 et siégeant à Rome aux côtés de la FAO, emploie une dizaine de milliers de personnes dans le monde. Il dispose d’une faible dotation des Nations unies pour son fonctionnement mais d’aucun budget d’intervention. Il doit donc faire appel à la « générosité » des États, des entreprises ou du public. Il a secouru 24 millions de personnes en 2010. En 2011, les principaux contributeurs sont les États-Unis (538 millions de dollars), suivis par le Japon (212 millions), le Canada (151 millions) et la Commission européenne (108 millions), la France ne figurant qu’au 19e rang (11 millions). Depuis 2008, le PAM dispose en moyenne de la moitié des fonds dont il aurait besoin.
En effet, pour sortir du dilemme de l’échange inégal, la plupart des pays nouvellement indépendants élaborent des stratégies de substitution d’importation et d’industrialisation accélérée (théorie des industries industrialisantes), qui, au mieux, ignorent l’agriculture, au pire la pressurent pour financer le développement industriel. Les capacités de production en agriculture se détériorent, ouvrant la voie à une dégradation brutale des taux d’auto-approvisionnement alimentaire dans de nombreux pays en développement. 
Les instances internationales émanant des Nations unies se saisissent de la question à la première conférence mondiale de l’alimentation à Rome en 1974, qui débouche sur un certain nombre de décisions : la priorité donnée par la Banque mondiale aux projets de développement agricole, la création du Fonds international de développement agricole, principalement abondé par la manne pétrolière, et les tentatives de la Cnuced pour promouvoir de grands accords internationaux de stabilisation des prix des matières premières agricoles.


Dans le cadre des accords de Lomé, passés avec les anciennes colonies de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique (pays ACP), la Communauté économique européenne met en place un dispositif d’aide à la stabilisation de leurs recettes d’exportation, le « stabex ». À défaut de garantir des niveaux de prix d’écoulement de leurs exportations, ce dispositif permet de protéger les pays concernés contre les fluctuations les plus brutales des cours internationaux.


Avec le retour en force de la doctrine libérale, ces tentatives de coopération internationale, dont il n’est pas question d’ignorer les difficultés de mise en place, tourneront court au début des années 1980. Dès le début des années 1970, la coopération économique et commerciale connaît de sérieux revers avec la décomposition du système monétaire international, le ralentissement de la croissance, l’exacerbation de la concurrence et les tensions croissantes dans les négociations au Gatt. Mais, en matière alimentaire, les années 1970 restent marquées par un développement rapide des échanges internationaux, tiré par la demande des pays en développement, qui bénéficient alors de grandes facilités d’endettement, et par les pays pétroliers, qui bénéficient du redressement brutal des cours du brut en 1974.


L’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, tous deux acquis aux thèses néolibérales des économistes de l’École de Chicago, change la face du monde au début des années 1980. Leur politique de rigueur monétaire, dans un contexte de libéralisation des mouvements internationaux de capitaux, se propage partout dans le monde par le truchement de la concurrence sur les taux d’intérêt. En résultent un renchérissement et une raréfaction du crédit, fatals pour les pays les plus endettés.


Les instances internationales, FMI et Banque mondiale en premier lieu, changent radicalement leur politique à l’égard des pays en développement. Plus question de perpétuer les facilités de l’endettement, qui devient de toute façon extrêmement coûteux. Les plans d’ajustement structurel s’enchaînent pour alimenter une course sans fin au remboursement de la dette. Pour rembourser, il faut dégager des excédents de devises, exporter plus en s’insérant dans la libéralisation des échanges, et réduire les dépenses publiques et les importations. Les soutiens à l’agriculture vivrière régressent au profit de l’agriculture d’exportation.


Résulte de ce nouvel ordre mondial une augmentation de l’offre mais une récession brutale de la demande alimentaire solvable sur les marchés internationaux, qui conduisent à un effondrement des cours des matières premières agricoles sur ces marchés. Les grands pays exportateurs sont directement touchés par ce retournement des marchés, aggravé aux États-Unis par la forte réévaluation du dollar, qui pénalise les exportations et creuse le déficit commercial.

Dans ce contexte de crise des débouchés, doublée d’une crise de l’endettement des fermiers, l’État fédéral américain soutient les prix et les revenus agricoles en subventionnant le gel de quelque 30 millions d’hectares de culture (l’équivalent de la surface agricole totale de la France) pour réduire la production. De son côté, l’Union européenne, premier exportateur mondial de produits laitiers, s’engage dans une maîtrise quantitative de sa production et de ses exportations avec la mise en place de quotas de production en 1984 [^3]
. Les premiers exportateurs étant les premiers touchés, ce sont eux qui supportent tout le poids de l’assainissement du marché. 


Dans le même temps, de nouveaux exportateurs jouent le rôle de passagers clandestins, pour récupérer à leur profit les parts de marché libérées. C’est le cas de l’Europe, en matière de céréales, qui soutient et développe ses exportations au moment même où les États-Unis gèlent 30 millions d’hectares. C’est aussi la Nouvelle-Zélande, qui profite de l’effort de maîtrise de la production laitière européenne pour pousser ses exportations. S’ouvre une guerre économique qui conduit à la dérégulation des marchés.

Cette issue n’était pas inéluctable. On aurait pu imaginer, dans un contexte idéologique moins marqué par la doctrine néolibérale, une coopération, dans le cadre de grands accords internationaux, pour un partage plus équitable des efforts d’assainissement des marchés. Ces dérèglements scellent la fin définitive de toute forme de coopération internationale et le retour au « chacun pour soi ». Le choix des pays consiste à supprimer toute politique de maîtrise des volumes, et à renvoyer les conséquences sur le marché mondial, quitte à faire baisser les prix intérieurs pour être compétitifs et à verser des aides directes compensatoires pour limiter l’érosion des revenus de leurs propres agriculteurs [^4].


En dépit de ce que peut laisser imaginer une idéologie naïve et trompeuse, la libéralisation des échanges agricoles n’est donc pas du tout la marque d’un progrès vers un monde économique apaisé, mais celle d’un repli sur des stratégies nationales non coopératives. S’ouvre alors dans les années 1980 une guerre commerciale sans merci, à grand renfort d’aides à l’exportation et de dumping. Le FMI et la Banque mondiale imposent aux pays en développement l’ouverture de leurs frontières, qui ruine leurs productions domestiques.


La limitation des aides à l’exportation entérinée en 1994 dans les accords du Gatt à Marrakech [^5]
 s’interprète comme une tentative a posteriori de « moraliser » les règles du conflit (tout comme les Conventions de Genève ont entériné en 1949 un « droit de la guerre » visant, selon la terminologie du Comité international de la Croix-Rouge, à définir « les règles essentielles fixant des limites à la barbarie » ). L’accord de 1994 est donc un accord a minima entre grands exportateurs pour « moraliser » la concurrence à l’exportation. Mais les pays riches conservent les moyens de subventionner massivement leur agriculture par d’autres biais. Et l’accord prive du même coup les pays qui ont besoin des outils nécessaires à la protection de leur marché domestique. C’est désormais dans ce cadre conflictuel que s’enchaînent les réformes successives de la Politique agricole commune et que se sont ouvertes en 2001 les négociations commerciales du cycle de Doha au sein de l’OMC, qui achoppent depuis dix ans sur les questions agricoles.

[^2]: Avec la publication d’un ouvrage en 1974, Halte à la croissance ? (Fayard).

[^3]: Droits à produire fixés pour chaque exploitation et déclenchant des pénalités financières très dissuasives en cas de dépassement.

[^4]: Avec une exception toutefois pour l’Union européenne, qui maintiendra ses quotas laitiers jusque dans les années 2000, mais qui est désormais entrée dans une suppression progressive du dispositif d’ici à 2015.

[^5]: Ce sont les derniers accords signés dans le cadre du Gatt, remplacé à partir de 1995 par l’OMC.

Publié dans le dossier
Un milliard de crève-la-faim
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