En Allemagne, Die Linke au pied du mur

Alors qu’il adopte son nouveau programme, le parti de gauche allemand, créé en 2007, fait face à des débats internes à répétition
et à des résultats électoraux très mitigés. Son positionnement flou sur plusieurs questions, comme l’ex-RDA ou Cuba, lui porte préjudice.

Rachel Knaebel  • 15 septembre 2011 abonné·es
En Allemagne, Die Linke au   pied du mur
© Photo : AFP / Koehler

Le Parti de gauche sans Mélenchon. Imaginez ! Certes, nul n’est indispensable, mais tout de même… Eh bien, c’est ce qui arrive au grand frère allemand du Parti de gauche, Die Linke, privé de son leader charismatique, Oskar Lafontaine, en congé pour raisons de santé depuis mars 2010. Tous les ennuis du mouvement de la gauche de la gauche allemande ne découlent pas de ce changement, mais c’est un fait que la « synthèse » est de plus en plus difficile à trouver quand les divergences apparaissent.


Cela explique en partie les résultats en dents-de-scie enregistrés depuis quelques mois. Avec plus de 18 % des voix, Die Linke a obtenu un bon score le 4 septembre aux élections régionales de Mecklembourg-Poméranie, dans le nord-est du pays. Le parti peut espérer former une coalition avec les sociaux-démocrates, arrivés largement en tête (35 %). Les négociations sont en cours. Mais le scrutin à venir à Berlin, le 18 septembre, se présente moins bien. Dans la capitale, la gauche de la gauche gouverne pourtant en coalition avec le SPD depuis 2001, mais, précisément, ces échéances appellent des choix stratégiques difficiles à faire.


Die Linke est née en 2007 de la fusion des néocommunistes d’ex-RDA (PDS) et du mouvement ouest-allemand « Alternative électorale travail et justice sociale » (WASG), créé par des dissidents sociaux-démocrates et des syndicalistes. Quatre ans plus tard, le parti baigne en plein malaise. La nouvelle double direction, avec Gesina Lötsch, ancienne du PDS, et Klaus Ernst, syndicaliste bavarois, enchaîne depuis les maladresses et agace jusqu’à ses camarades.


«   La direction à peine élue, il y a eu un débat sur le niveau de vie de Klaus Ernst, sa Porsche et ses différentes sources de revenus   », rapporte Raju Sharma, député du Schleswig-Holstein au Bundestag. Puis Die Linke s’est déchirée sur la position à adopter face à Israël. Un sujet évidemment sensible dans le pays. Entre de possibles tendances antisémites dans certaines fédérations et une critique légitime de la politique d’Israël, le groupe Die Linke au Bundestag a finalement voté une motion rejetant et les campagnes de boycott de produits israéliens et la flottille pour Gaza.


Autre pomme de discorde, le passé qui resurgit à chaque anniversaire… « Je le répète : le mur de Berlin était un scandale », a déclaré le chef des députés Die Linke, Gregor Gysi (ancien du PDS), lors du meeting d’ouverture de la campagne berlinoise, mi-août. Les cinquante ans de la construction du mur ont enflammé les esprits. Des délégués du Mecklembourg ont affirmé, au contraire, qu’il n’existait pas d’alternative à la frontière de béton. Trois de leurs collègues ont même refusé de se lever pendant une minute de silence en mémoire de ses victimes.


Dernière polémique en date : un courrier de félicitations de Gesina Lötsch et Klaus Ernst à Fidel Castro pour ses 85 ans. «  Que la direction congratule un révolutionnaire octogénaire, cela ne me choque pas, précise Raju Sharma, lui-même ancien social-démocrate. Mais si c’est fait au nom du parti, c’est un geste politique. Il faudrait alors émettre des critiques sur la liberté d’expression. Surtout, tous ces débats nous empêchent de promouvoir nos propositions et notre action.   » Et mettent des bâtons dans les roues à la fédération berlinoise.


«   Les gens ne nous parlent que du mur, témoigne Halina Wawzyniak, députée de Berlin au Bundestag. Ils me disent : “Mon mari est allé en prison pour avoir tenté de passer à l’Ouest. Aussi longtemps que vous ne vous distancierez pas de la RDA, je ne voterai pas pour vous.” Avec ces discussions, nous tirons contre notre propre camp.   »


« Nous avons déjà adopté des positions claires et justes sur ces questions, souligne aussi Benjamin Hoff, porte-parole du courant réformiste FDS, Forum du socialisme démocratique. Mais Gesina Lötsch fait comme si elles n’avaient pas d’importance. Or, nous perdons des militants. Les gens qui partent en ont assez d’entendre toujours des déclarations douteuses sur le régime est-allemand. »


De 78 000 militants en 2009, Die Linke n’en rassemblait en effet plus que 73 700 fin 2010 [^2]
. Les succès électoraux des débuts, portés par l’opposition ferme aux réformes (anti)sociales Hartz [^3]
 adoptées plus tôt par le dernier gouvernement Schröder, ont laissé place à des résultats très variables selon les régions. Le parti récolte toujours au moins 20 % des voix dans la plupart des Länder de l’Est (23 % en Saxe-Anhalt aux élections régionales de mars, 20 % en Saxe et 27 % en Thuringe en 2009) et dans le fief ouest-allemand d’Oskar Lafontaine, la Sarre (21 % en 2009).


Outre Berlin, Die Linke cogouverne aussi en Brandebourg depuis deux ans. Mais la « super année ­électorale » 2011, avec ses sept scrutins régionaux, n’a pas été bonne partout pour la gauche de la gauche : à peine 6,5 % à Hambourg (face à un SPD à 48 %), un peu plus de 5 % à Brême (tout juste assez pour sauver sa présence au parlement du Land) et moins de 3 % en Bade-Wurtemberg (où les Verts ont pris la tête d’une coalition avec le SPD) [^4]. « Nous manquons de structures fortes à l’Ouest, nous les avons à l’Est, analyse Raju Sharma, et aussi de nouveaux adhérents qui ne viennent pas du PDS.   »


Les lignes de fracture du parti dépassent toutefois l’ancien tracé du rideau de fer. Elles se dessinent aussi entre réformistes et radicaux. « Les discussions stratégiques concernent également le rapport à entretenir avec le SPD et les Verts : travailler avec eux ou les considérer comme des adversaires », ajoute le trésorier du parti.


C’est aussi l’un des enjeux du programme de Die Linke en vue des législatives de 2013, adopté en juillet par la direction. Le texte de 40 pages réaffirme la rupture d’avec le stalinisme et le droit à l’existence d’Israël dans le cadre d’une solution à deux États. Il demande, entre autres, un salaire minimum pour tous, une limitation des plus hauts salaires, le retour de la retraite à 65 ans, la nationalisation des banques privées, un droit à la grève politique, l’autorisation de la double nationalité et la séparation de l’Église et de l’État.


D’un point de vue militaire, le projet aspire à une dissolution de l’Otan pour bâtir à la place un système de sécurité qui inclurait la Russie.
Le programme dessine aussi des conditions pour participer à des gouvernements, régionaux ou fédéraux. Notamment, pas de « démantèlement social ». Avec ces mots, le parti vise bien sûr le SPD. «   Pour s’allier avec Die Linke, les sociaux-démocrates devront s’éloigner de leur cours néolibéral, insiste Sarah Wagenknecht, porte-parole économique au Bundestag. Avec les lois Hartz, ce sont bien eux qui ont paupérisé une partie grandissante de la population. On ne peut pas participer à un gouvernement de ce type. Il s’agit avant tout de faire une politique de gauche crédible, que ce soit au pouvoir ou dans l’opposition.  »
 D’accord sur le principe, Raju Sharma a toutefois rédigé une proposition alternative avec Halina Wawzyniak. Il veut donner plus de liberté aux fédérations régionales : « Elles devraient pouvoir déterminer elles-mêmes leurs clauses. » « Cette question se décide de toute façon dans la pratique, fait remarquer sa collègue. Tout le monde sait qu’on fait des compromis dans un gouvernement. La seule ligne rouge devrait être : pas de participation à une guerre. »


Mais même cette position ne fait pas l’unanimité. « Cela dépend aussi de ce que nous entendons par là, nuance Benjamin Hoff. Au sein du FDS, nous ne voudrons jamais prendre part à quelque chose comme le bombardement de Belgrade en 1999. Mais il y a une différence entre ça et un engagement mandaté par l’ONU. » Le courant modéré préférerait aussi réformer l’Otan plutôt que la dissoudre, « car elle représente encore une protection face à la Russie pour certains pays est-européens. »


Le programme débattu depuis plus d’un an devrait être adopté définitivement lors du congrès du parti, du 21 au 23 octobre prochain. Benjamin Hoff appelle à un changement de direction juste après, sans attendre la fin du mandat des deux coprésidents, au printemps 2012. Raju Sharma, lui, temporise : « Tout va dépendre des résultats à Berlin. »


[^2]: La CDU et le SPD rassemblent environ 500 000 militants chacun. Les Verts en ont de leur côté 58 000.

[^3]: Réformes qui ont notamment fait passer la durée du chômage de deux à un an et promu l’emploi précaire.

[^4]: Aux dernières élections législatives de 2009, Die Linke a obtenu près de 12 % de voix. Le parti a 76 députés au Bundestag, plus que les Verts (68).

Monde
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