Colossal Sonny Rollins

Le géant du jazz joue à l’Olympia. Retour sur
un parcours hors norme.

Lorraine Soliman  • 10 novembre 2011 abonné·es

Tenor Madness, Saxophone Colossus, The Bridge, trois albums qui font frémir l’histoire du jazz. Trois phares qui en disent long sur le parcours hors norme de Theodore Walter « Sonny » Rollins, sans pour autant contenir son immense diversité. On est alors entre 1956 et 1962, période charnière dans la vie de ce monument du saxophone ténor. Les premières fondations sont posées. Rollins a fait ses armes (sur scène et en studio) auprès des plus grands de son temps, les Bud Powell, Art Blakey, Fats Navarro, J.J. Johnson, Art Farmer, Thelonious Monk, Miles Davis, et même le vénéré Charlie Parker…

L’incandescent John Coltrane est lui aussi en pleine ascension d’un Everest illimité. Le 24 mai 1956, les deux saxophonistes se croisent à Hackensack (New Jersey), dans le studio du plus célèbre ingénieur du son de la jazzosphère, Rudy Van Gelder. Rollins est en train d’enregistrer Sonny Rollins Plus 4 et Three Giants! avec le trompettiste Clifford Brown et le batteur Max Roach ; Coltrane est entre les mains de Miles Davis, il est membre de son premier quintet, alors en pleine séance d’enregistrement de Steamin’ with the Miles Davis Quintet (Prestige).

Rollins « emprunte » Coltrane à Miles, le temps pour les deux jeunes de graver cette prise mémorable. Douze minutes de communication confraternelle sur un blues en si bémol qui fera date. La section rythmique est aussi celle de Miles Davis, pour une alchimie frôlant la perfection : Red Garland au piano, Philly Joe Jones à la batterie, Paul Chambers à la contrebasse.

Certains n’ont pu s’empêcher d’évoquer une rivalité entre les deux ténors, incarnée dans ce duo de folie, à quoi Rollins répond amitié et admiration réciproque. Pour celui que l’on surnommera très vite le Colosse en raison notamment de l’impression de puissance qu’il dégage, Tenor Madness, du nom de ce duo unique et foudroyant, est l’album de la consécration au sein du mouvement hard bop. Suivi de près par Saxophone Colossus , justement, capté par le même Van Gelder le 22 juin 1956. Cette fois-ci, Rollins est accompagné de Max Roach, Tommy Flanagan au piano et Doug Watkins à la contrebasse.

Bien que moins spectaculaire que Tenor Madness , c’est un nouveau tour de force qui inscrit Rollins dans la lignée des plus grands. Le célébrissime calypso « St. Thomas », directement inspiré des îles Vierges, où sa famille trouve ses racines, ouvre le disque. « Blue 7 » le referme sur un véritable coup de maître. « Pourquoi ne pas utiliser la mélodie ? Pourquoi la rejetons-nous après le premier chorus pour ne plus utiliser que les accords ? » , s’interroge Monk. « Blue 7 », répond Rollins, usant de tous les ressorts qu’offre son thème dans une série d’improvisations impressionnantes d’inventivité et de limpidité. La poly­rythmie et les commentaires, toujours à propos de Roach, ne sont pas pour rien dans ce succès.

L’ascension continue jusqu’en 1959, plaçant Rollins au premier rang des jazzmen modernes (les héritiers du be-bop des décennies 1940 et 1950). Mais, après ces deux grands crus du label Prestige, c’est l’éclipse. Tout arrive trop vite, à commencer par le succès, et Rollins a besoin de prendre du recul.

Une retraite qui se déroule pour l’essentiel sous le pont de Williamsburg, entre Manhattan et Brooklyn, que le Colosse et son ténor font vibrer pendant presque deux ans d’un travail de recherche et de rassemblement de soi-même. The Bridge , sorti en 1962 chez Bluebird/RCA, est le premier aboutissement de cette étape refondatrice.

Ce pont, c’est aussi et surtout celui que Rollins vient d’ériger entre deux phases majeures de sa vie. En quintet, avec notamment le guitariste Jim Hall, le disque marque l’apaisement, la sortie d’une période hésitant entre le bop moderne et le lyrisme des anciens. Pour autant, Rollins ne s’est pas entièrement débarrassé de ses vieux démons de l’hybridité. Bien lui en a pris.

Our Man in Jazz, enregistré en 1962 avec notamment le trompettiste Don Cherry et le batteur Billy Higgins, est le fruit béni d’une nouvelle plongée hardie, cette fois-ci dans le free-jazz. L’apparition du grand rénovateur Ornette Coleman fascine celui que l’on a plutôt coutume de comparer au Bean, autrement dit la légende (alors vivante) du ténor Coleman Hawkins.

Musicien moderne éminemment conscient de son héritage, Rollins le reste et le restera : aussi sensible et lyrique lorsqu’il joue les standards qu’audacieux et fulgurant lorsqu’il répond à l’appel des Rolling Stones en 1981, par exemple ( Tattoo You ). Celles et ceux qui ont eu la chance de l’applaudir en concert ces dernières années ont pu apprécier la ténacité féconde du Colosse, désormais octogénaire. Son prochain concert parisien, ce 14 novembre, ne devrait pas nous contredire.

Musique
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