Littérature post-Fukushima

Plusieurs ouvrages stigmatisent l’entêtement français pour l’atome, alors que l’accident japonais a changé la donne.

Patrick Piro  • 4 novembre 2011 abonné·es

Le débat sur l’avenir du nucléaire a rendez-vous avec les échéances de 2012. Enfin, semblent dire plusieurs auteurs qui se sont récemment saisis de la bête. La catastrophe de Fukushima, le 11 mars dernier, est évidemment à l’origine de ces sorties d’ouvrages. Opportunes, mais pas opportunistes : on ne peut pas soupçonner Benjamin Dessus, Bernard Laponche, Corinne Lepage ou le réseau Sortir du nucléaire, pour citer les principales plumes, d’avoir tenté un coup éditorial.

Certains alignent depuis plus de deux décennies leurs arguments pour dénoncer le nucléaire, et principalement sa déclinaison hexagonale : la France est le pays le plus nucléarisé au monde, ses réacteurs produisent près de 80 % de son électricité. Un cas unique sur la planète, qui a conduit les gouvernements successifs et les industriels du secteur à constituer une forteresse verrouillée par le secret d’État.

Tout est biaisé, orienté, enjolivé dans le discours des autorités depuis le lancement du programme électronucléaire dans les années 1970, soulignent les auteurs : le prix du kilowattheure français (« le plus bas d’Europe »), l’atout économique et industriel supposé pour le pays, le coût exhaustif de la filière, le gain sur les émissions de CO2, la gravité réelle de dizaines d’incidents, l’évaluation de la sûreté des installations, les « garanties » concernant la « gestion » de déchets légués à des centaines de générations futures… Au fil des pages, surgit le sentiment, pour la première fois dans la brève aventure du nucléaire civil, que les évaluations malhonnêtes, l’opacité maximum et l’arrogance d’une caste sont sur le point d’être jugées par l’histoire en marche.
Avant, les critiques se fracassaient sur le consensus politique et économique. Depuis, l’événement majeur qu’est Fukushima l’a fortement ébranlé, et elles émergent d’un coup comme un réquisitoire compréhensible par le grand public.

Les auteurs rappellent bien sûr le passif, déjà suffisamment lourd à leurs yeux, mais surtout ils lèvent la chape, et jettent un doute nouveau et immense dans les esprits : la France n’est pas à l’abri d’un accident du calibre de Fukushima.

La Vérité sur le nucléaire, de Corinne Lepage, insiste sur le tabou français et plus de trente années d’impossible débat. Elle s’effare d’une « croyance quasi-religieuse » qui a conduit la « technostructure » à se convaincre que « l’impensable » (un accident grave) était impossible chez nous. Fukushima, empilé sur les « trous sans fond » de cette industrie dont la facture finale s’annonce faramineuse – mise à niveau des réacteurs post-Fukushima, construction de l’EPR (la nouvelle gamme de réacteurs), démantèlement des installations vétustes, traitement des déchets –, conforte la présidente du mouvement écologiste Cap 21 qu’une sortie du nucléaire est inéluctable. Mais elle la souhaite très progressive et reste sobre sur la question, soucieuse de voir préservé l’outil industriel national. Ex-ministre de l’Environnement du gouvernement Juppé, elle s’était tue lors de la reprise du surgénérateur Superphénix en 1995.

Avec Sortir du nucléaire, c’est possible ! [^2], c’est du franc. Rédigé par Stéphen Kerckhove et Xavier Rabilloud, deux militants du réseau Sortir du nucléaire (plus de 900 groupes adhérents), ce petit ouvrage récapitule les éléments qui fondent la conviction des opposants. « Un choix non démocratique imposé aux citoyens », insiste-t-il en tête. Quelques scénarios de sortie sont brièvement présentés. Dont ceux du réseau – en cinq ou dix ans, exercices de réflexion politiques plus que modes opératoires. Principales revendications pour 2012 : décision de sortie du nucléaire, fermeture immédiate des réacteurs les plus dangereux, abandon de l’EPR et des autres projets nucléaires, des projets d’enfouissement des déchets et de leur retraitement à La Hague.

Benjamin Dessus et Bernard Laponche, auteurs d’En finir avec le nucléaire, pourquoi, comment [^3], n’y vont pas par quatre chemins. L’ouvrage est implacable, pas tant par la plume que la calculette : les deux experts démontent la machine du nucléaire par sa face chiffrée, supposée la plus lisse. Il faut parfois s’accrocher un peu pour suivre l’entreprise, mais elle est souvent jubilatoire, comme ce coup de projecteur sur un scénario 2020 du ministère de l’Industrie, qui se contorsionne pour justifier « l’indispensable » EPR.
Deux apports saillants dans cet ouvrage très convaincant. Tout d’abord, l’évaluation des probabilités d’occurrence d’un accident nucléaire grave, à la base du dogme de la sûreté de la filière : un « Fukushima » était impensé par les théoriciens du nucléaire. À cette aune, un accident grave devient statistiquement quasi certain en France !

Ensuite, les auteurs présentent un scénario de sortie totale du nucléaire sous deux décennies. Il est envisageable de se passer, et assez rapidement, d’une filière qui produit les trois quarts de l’électricité française. Grâce à une transition aux hypothèses lourdes mais de bon sens et dépourvues de miracles technologiques. Tout d’abord, il faut capter toutes les économies possibles dans les bâtiments, qui consomment les deux tiers de l’électricité, dont l’énorme gisement du chauffage électrique, absurdité hexagonale. Puis pousser à l’utilisation d’appareils performants, comme l’Allemagne en montre le chemin. Pour produire l’électricité, les auteurs ne « demandent », jusqu’en 2020, que la réalisation des promesses (raisonnables) du Grenelle pour le déploiement des énergies renouvelables ; la fermeture des réacteurs les plus dangereux ou vétustes aura alors déjà réduit la production nucléaire de moitié. En 2031, plus de centrales, et s’il faut en passer par la construction de turbines à gaz pour quelques années durant, les émissions de CO2 sont maîtrisées grâce à la réduction continue de la consommation, véritable sésame de cette transition.


La bombe aussi…

Le nucléaire militaire est étroitement lié à son alter civil. La France peut-elle aussi sérieusement prétendre à l’infaillibilité dans ce domaine ? Ainsi la catastrophe de Fukushima renouvelle-t-elle la dénonciation de l’atome militaire, souligne Louis Bulidon dans les Irradiés de Béryl [^4], revenant sur la perte de contrôle tragi-grotesque de cet essai nucléaire saharien du 1er mai 1962 : la montagne se fissure et tout le monde se carapate précipitamment, ministres compris. Édifiante démonstration aussi de Jean-Philippe Desbordes, spécialiste de la question, qui élargit aux lourds silences de l’État sur les conséquences humaines des 210 essais nucléaire [^5]. Pierre Villard [^6] évoque une autre arrogance, celle du club des détenteurs de la bombe, qui entendent imposer leur domination mondiale par le recours à une doctrine de dissuasion obsolète.

[^2]: Éditions Nova, 143 p., 11 euros.

[^3]: Seuil, 171 p., 13 euros.

[^4]: Thaddee, 169 p., 20 euros.

[^5]: Les Cobayes de l’apocalypse nucléaire, L’Express, 263 p., 18 euros.

[^6]: Pour en finir avec l’arme nucléaire, La Dispute, 223 p., 15 euros.

Idées
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