Un casseur à l’Odéon

Avec sa Dame aux camélias, Frank Castorf propose un étrange bric-à-brac, écœurant autant que fascinant.

Gilles Costaz  • 26 janvier 2012 abonné·es

Frank Castorf, à Berlin, pratique le théâtre comme des militants d’extrême gauche faisaient naguère exploser une caserne ou un commissariat. Avec ce casseur, c’est la guerre à l’ordre établi. Il n’est pas le premier mais, après des débuts pendant lesquels il montait des spectacles dépouillés et électriques, il a introduit la vidéo et s’est mis à additionner les langages pour composer des soirées fleuves relayant la sauvagerie du rock et une mise en cause furieuse des formes classiques.

À présent, à l’Odéon, Castorf propose sa première mise en scène en français avec des acteurs français, la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Mais ceux qui s’aventureront à voir ce spectacle monstre, aussi rébarbatif que fascinant, auraient tort de croire qu’ils vont retrouver tout à fait le drame de Marguerite Gautier et les violons qu’on fait généralement gémir au-dessus du destin de la prostituée tuberculeuse, mourant d’avoir été trop généreuse. Le texte de Dumas fils – d’ailleurs plus emprunté au roman qu’à la pièce, où une certaine cruauté a été édulcorée – n’occupe en réalité pas plus d’une heure et quelque, sur un total de près de quatre heures.

C’est en effet à un entrelacement de plusieurs textes que se livre Castorf le casseur : essentiellement le récit de Dumas fils, l’Histoire de l’œil de Georges Bataille et la Mission de Heiner Müller. L’éclairage se veut donc double. À travers Bataille, l’érotisme exprimé sagement chez Dumas fils gagne une valeur de transgression, défie plus violemment les tabous. À travers Müller, dont la pièce démonte l’idéal révolutionnaire vidé de son sens avec l’arrivée de l’Empire, l’exploitation de la femme est comparée à l’exploitation des hommes dans le système des colonies.

Nous avons donc une construction en faisceaux, à laquelle on ne saurait résumer la matière du spectacle. D’autres éléments arrivent de partout : des vidéos de la fin de Ceaucescu par la télévision roumaine, des extraits du film d’Eisenstein Que viva Mexico ! , des chansons comme « les Feuilles mortes » de Carné-Prévert.

Dans la seconde partie, les acteurs ne jouent pas toujours devant le public mais dans un mini-studio de télévision, inséré dans le décor, dont les images sont transmises en direct au-dessus de la scène. Ce décor étant une immense tournette surmontée d’une construction déglinguée (il n’est pas sans rappeler le style de Matthias Langhoff), plusieurs actions interviennent en même temps et l’on entrevoit, par des entrebâillements, les comédiens jouant devant la caméra. Le mouvement de la tournette permet aussi de passer facilement d’un univers XIXe siècle misérabiliste au monde lumineux et glacé des boîtes de nuit. Tout est jeu de miroirs déformants, tout est addition de langages qui se complètent ou se concurrencent.

Fourre-tout, bric-à-brac, cet étrange objet fonctionne à la provoc ; il faut bien dire que la première heure est assez écœurante. Actrices émettant des râles érotiques dans la paille d’une basse-cour qu’elles partagent avec de vraies poules, acteurs simulant la défécation : Castorf sort lourdement son vocabulaire à effrayer le bourgeois. Ce n’est que facile et enfantin. Puis, peu à peu, cette machine complexe trouve son mouvement de vertige.

C’est une machine à casser les poètes, ainsi qu’un appareil à mettre en cause le langage du théâtre en le confrontant au monde de surinformations et de surévénements culturels où nous vivons. Ce trop-plein est-il du vide ?
Il va de soi que Frank Castorf est plus près de Heiner Müller que de Dumas fils. Ils ont en commun cet éternel deuxième degré qui fait que tout moment est la mise en question de ce moment même. Vu ainsi, le spectacle devient plus mathématique que dramatique. Mais l’ironie mise en jeu fait souvent rire.

Les acteurs, au lieu d’être pétrifiés par ce principe abstrait, sont au meilleur d’eux-mêmes. Jean-Damien Barbin, Claire Sermonne, Sir Henry (qui est aussi le compositeur des musiques), Jeanne Balibar, Anabel Lopez, Ruth Rosenfled, Vladislav Galard – introduisant de l’allemand et du russe – sont d’une remarquable intensité. Tout nous est familier, en même temps que tout dans ce spectacle désintègre les certitudes.

Théâtre
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