Dette française : une arme de spéculation massive ?

La création d’un contrat à terme sur la dette française par le plus important marché de produits financiers dérivés, a fait coulé beaucoup d’encre. Pour l’économiste François Morin, auteur d’un monde sans Wall Street (Seuil, 2011), il faut s’attendre à des mouvements spéculatifs de grande ampleur.

Thierry Brun  • 4 mai 2012
Partager :
Dette française : une arme de spéculation massive ?
© Photo : AFP / Daniel Roland

Les marchés financiers attendent avec impatience le 6 mai, second tour de l’élection présidentielle. Signe de cette fébrilité, Eurex, l’un des plus importants marchés de produits financiers dérivés au monde, filiale de la Deutsche Börse, a en effet réintroduit le contrat à terme sur les obligations du Trésor français (OAT), reprenant ainsi le flambeau tenu par l’ancien marché à terme français, le Matif. L’économiste François Morin explique pourquoi l’Eurex, qui domine ce marché des contrats de taux d’intérêt à long terme, s’est lancé dans la création d’un nouveau produit financier.

Un contrat à terme sur une obligation d'Etat est la possibilité d'acheter à terme ou de vendre à terme une obligation d'Etat. Le montant unitaire de chaque contrat est de 100 000 euros, le terme du contrat est généralement de trois mois, et les obligations concernées ont une durée de dix ans. Par exemple, il se traite, chaque jour, en moyenne 1 500 000 contrats à terme allemand « Bund » sur les obligations allemandes à dix ans : cela représente un montant quotidien de 150 milliards d’euros d’obligations allemandes. En douze jours, c’est le montant équivalent de la dette allemande qui change de mains. « Jusqu’à présent, seuls étaient disponibles des contrats à terme sur la dette allemande (par exemple les « Euro-bund future ») et, plus récemment, lancés en 2009 et en 2011 des produits équivalents sur la dette italienne. Mais, ces derniers n’ont pas rencontré de grands succès. Contrairement à d’autres instruments de couverture, comme les CDS, ces fameux contrats d'assurance contre la faillite qui s’échangent de gré à gré sur des marchés opaques, les contrats à terme présentent la caractéristique d’être plus transparents. Les identités des vendeurs et acheteurs sont en effet connues et les transactions sont enregistrées par une chambre de compensation.
La couverture d’un risque est l’un des arguments avancés pour justifier la création d’un contrat à terme sur la dette française. Qu’en pensez-vous ?

François Morin : Comme tout produit dérivé, le contrat à terme sur obligations françaises peut remplir deux fonctions distinctes : la première, celle qui légitime le produit dans les discours officiels, est la fonction de couverture ; la seconde, pourtant très développée en pratique, est la fonction spéculative. La fonction de couverture s’explique de la manière suivante. Pour l’investisseur qui achète un contrat, celui-ci connaît à l’avance le prix de l’obligation qu’il devra régler au terme du contrat ; il est totalement garanti sur le prix futur de l’obligation. A l’inverse, pour celui qui vend un contrat, il est certain de son côté du montant du paiement qu’il touchera lorsqu’il vendra ses obligations au terme du contrat.

Grâce à cette faculté de couverture qui devrait multiplier les transactions, on prétend souvent que le nouveau contrat Eurex sur la dette française est sensé améliorer la liquidité sur les obligations d’Etat, car les investisseurs disposeront d’un outil de garantie de prix à terme sur ces titres. Or, offrir plus de liquidité, c’est-à-dire une capacité d’acheter ou de vendre à tout instant, n’a pas que des avantages. Par temps calme, elle peut effectivement contribuer à diminuer le taux d’intérêt. Mais, par temps de crise, une telle liquidité entraine, au contraire, plus de volatilité et d’instabilité. Une situation que l’on ne peut exclure sur la dette française et qui favorise grandement les pratiques spéculatives.

Cette spéculation à partir des contrats à terme peut-elle avoir un impact sur les taux d’intérêt de la dette française ?

En choisissant de ne pas limiter l’utilisation de ces produits aux seuls détenteurs de dette française, Eurex fait non seulement du contrat à terme un produit de spéculation, mais, de plus, crée les conditions dans lesquelles le prix de ces contrats peut être complètement déconnecté de la réalité. Ces circonstances génèrent alors de l’incertitude qui peut être parfois lourde de conséquences (les fameuses prophéties auto-réalisatrices) sur l’évolution de la valeur des titres et, par conséquent, sur le niveau des taux d’intérêt. La conclusion s’impose brutalement. Les contrats à terme permettent aux spéculateurs de parier très facilement, à la baisse, pour des montants considérables s’ils le souhaitent. Au lendemain des élections françaises, tous les spéculateurs du monde entier pourront, sans détenir de dette française au préalable, ainsi vendre à découvert de la dette Française, à coûts très bas, avec un effet de levier maximum. 

Pourquoi créer de tels contrats sur la dette française ?

Lancés avec quelques succès en France dans les années 1990, les contrats à terme sur la dette française ont fini par disparaître, au profit des contrats « futures » sur les obligations allemandes. A l’époque, les obligations du Trésor français évoluaient de façon symétrique avec le Bund allemand, et les investisseurs pouvaient donc se couvrir contre une variation des taux français (ou une baisse de la valeur des obligations, ce qui est la même chose) en achetant des contrats à terme sur la dette allemande. Les investisseurs qui souhaitaient se protéger d’une ­remontée des taux français achetaient tout simplement le contrat à terme sur le Bund, l’emprunt d’État allemand. Mais, avec la crise, et l’augmentation des taux français, il est apparu opportun pour Eurex de relancer cet outil.

Très clairement cette bourse anticipe une demande importante sur ces contrats pour la France. La cause originelle en est parfaitement connue. Il s’agit de la hausse des « spreads » entre la France et l’Allemagne depuis deux ans ; le spread, rappelons-le, mesure l’écart des taux auxquels se financent les deux Etats sur le marché obligataire. Avec la crise, l’écart de taux s’est creusé entre les deux pays. Ce dernier s’est envolé à près de 2 % mi-novembre. Il est encore actuellement de 1,2 %. Le contrat à terme sur le Bund allemand ne couvre donc plus efficacement le risque, à la hausse, du taux sur la France.

Avec ce risque potentiel de hausse du taux français, la création du marché à terme est, en soi, le signe avant-coureur que les marchés anticipent des fluctuations importantes de la valeur des obligations françaises et donc du taux qui leurs sont associés. Dans les mois qui viennent, la France risque ainsi d’être un terreau fertile pour les spéculateurs. Même le nouveau Président de la République qui pourrait souhaiter interdire ces produits financiers ne pourrait pas le faire. Il s’agit d’un produit commercialisé en Allemagne, hors d’atteinte des législations françaises, et protégé par les règles européennes.

En effet, ni la législation française, ni la législation européenne n’offrent de réels garde-fous, à moins de rechercher un accord politique entre les chefs d’État qui pourrait, seul, alors changer les règles du jeu face à cette finance spéculative. On doit donc s’attendre à ce que ces contrats puissent être utilisés pour prendre des positions purement spéculatives, par exemple après le second tour de l’élection présidentielle. Il serait bien naïf de croire que le résultat de l’élection ne puisse pas susciter quelques remous sur les marchés.  

La décision a-t-elle pour autant échappé aux responsables politiques français ?

On peut en douter, car dirigeants politiques comme intervenants sur les marchés partagent la même vision du rôle de la finance et de son efficacité supposée en matière d’allocation des capitaux. En réalité, il aurait été tout à fait possible à l’Agence France Trésor, qui a autorisé Eurex à commercialiser ce nouveau produit, d’y mettre une conditionnalité. Par exemple, obliger l’une des deux parties à la transaction à détenir effectivement de la dette française et donc, de se trouver dans une position de couverture d’un risque et non de spéculation. En refusant ce type d’encadrement, on laisse la porte grande ouverte à la spéculation.

Ce sentiment est renforcé par l’incertitude qui aujourd’hui règne sur les futures décisions (et leurs effets) du prochain Président de la République. Cette incertitude offre une fenêtre de tir idéale à la spéculation. Dès lors, on ne peut que souscrire aux observations de Marc Fiorentino, l’ancien trader et président d’Euroland Finance qui déclarait au début du mois d’avril : « Dans la City et dans les plus grands hedge funds américains, c’est la veillée d’armes. On se prépare. Dans le calme, mais avec une détermination froide et inquiétante » .

Quand on sait que les produits dérivés de type CDO [c’est-à-dire des titres adossés à une dette] ont été à l’origine de la crise financière de 2007-2008, qu’ils peuvent être, à tout moment, à l’origine d’une crise majeure des dettes souveraines, par déclenchement des Credit Default Swaps (CDS), ces fameux contrats d’assurance contre la faillite qui s’échangent de gré à gré sur des marchés opaques, fallait-il vraiment créer ce nouveau produit dérivé ? Il peut, lui aussi, s’avérer être une arme de destruction massive dans les mains des spéculateurs. Il est vraiment plus que temps que le politique reprenne la main sur la finance.

Économie
Temps de lecture : 7 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don