La mort en ce labo

Hanno Millesi imagine la frustration d’un historien de seconde zone, jusqu’au meurtre.

Anaïs Heluin  • 27 septembre 2012 abonné·es

Àpas feutrés, arborant un air détendu pour cacher son excitation et sa légère frayeur, le narrateur anonyme de Mythographes prend en filature un certain Allmeyer. Il s’apprête à le tuer et le déclare froidement, avant d’imaginer avec une précision quasi-clinique les différents scénarios possibles de son meurtre. D’emblée, l’assassinat prémédité apparaît sous un angle très scientifique. Trop pour ouvrir un roman de divertissement.

Le romancier autrichien Hanno Millesi, encore très peu connu en France, entraîne ainsi son lecteur dans un recoin marginal des coulisses de la fabrication du savoir. Dans le petit cercle de chercheurs qui gravitent autour d’une tâche d’ombre de l’histoire autrichienne. Le narrateur et sa cible sont en effet tous deux spécialistes d’une époque demeurée longtemps taboue dans leur pays : celle de l’entre-deux-guerres, marquée par une montée du fascisme qui débouche en 1934 sur une dictature. Jamais désignée de façon aussi explicite, cette période trouble se devine dans le roman à l’aune des critiques que formule l’aspirant meurtrier contre le travail de son confrère Allmeyer. Lequel jouit d’une reconnaissance rapide grâce à des travaux assez médiocres, quand son confrère demeure inconnu malgré de longues et laborieuses recherches.

Hanno Millessi nous fait naviguer à vue dans les ressentiments du chercheur frustré. Ceux-ci s’expriment à travers un long monologue intérieur imprégné de connaissances si solides que leur détenteur les formule sans effort de précision. Seule la postface de Dominique Fagnot rassemble les détails historiques donnés par le narrateur comme on marmonne une banalité. Elle les explique, met la réalité intangible du fascisme derrière des divagations motivées par un complexe d’infériorité doublé de jalousie. Ce parti pris de dévoilement par le hors-texte permet une grande liberté d’interprétation, que ne réduisent pas les ultimes éclairages historiques. C’est que l’auteur ne s’intéresse pas tant à l’érudition pour les connaissances pointues qu’elle offre que pour la tournure d’esprit qu’elle requiert. Pour la rigueur, la précision qui a vite fait de devenir obsessionnelle, se rapprochant ainsi de l’esprit quasi scientifique qu’on trouve dans le roman policier. Comme l’a d’abord fait Borgès, et après lui de nombreux auteurs de tous horizons, tels Enrique Vila-Matas, Sami Tchak ou encore Umberto Eco, Hanno Millesi abolit la distance qui sépare habituellement les genres. Mieux, il en montre l’absurdité en passant à la loupe la plus petite fracture intellectuelle possible : celle qui dissocie deux hommes investis du même champ de recherche. Car si le goût pour la médiatisation et les méthodes historiques douteuses d’Allmeyer peuvent susciter le mépris du narrateur, l’option meurtrière est pour le moins excessive. Les frontières sont plus dangereuses que l’erreur scientifique.

Littérature
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