L’amour, révolution arabe

Dans Infidèles, Abdellah Taïa dépeint un Maroc en proie aux préjugés et au rejet de l’autre.

Anaïs Heluin  • 6 septembre 2012 abonné·es

Cracher, se cabrer, crier. Comme tous les « damnés de la terre » que décrit Frantz Fanon, Jallal, le héros d’ Infidèles, a des rêves d’action, des rêves agressifs. Bien qu’il soit encore enfant, gronde en lui une sourde révolte contre l’étroitesse d’esprit des siens, les Marocains de la ville de Salé, et contre l’horizon bouché qui force ses frères d’indigence à se contenter d’une place à l’ombre. À ce personnage en révolution contre les stéréotypes et les préjugés bien ancrés au Maroc, on reconnaît d’emblée la prose d’Abdellah Taïa. Son désir de faire sauter toutes les barrières qui séparent les êtres, et la haine qui a vite fait de s’ériger en règle de vie.

Dans ce dernier roman, l’écrivain marocain, connu pour la revendication de son homosexualité dans les médias aussi bien que dans son œuvre, s’éloigne de l’autobiographie, très présente dans ses publications antérieures. Certes, Jallal est aussi rebelle que ses autres protagonistes, mais son rapport à la sexualité est différent, plus indirect. Très attaché à sa mère, Slima, c’est à travers elle qu’il expérimente le rejet causé par des pratiques sexuelles jugées honteuses, impies. Ses propos sont donc imprégnés des pensées de Slima, femme publique heureuse d’adoucir les maux de ses compatriotes avec son corps. Slima est l’objet d’un mépris généralisé qui la mène en prison, puis la force à quitter Salé pour Casablanca. Le long récit de Jallal s’adresse d’abord à sa génitrice, interlocutrice muette mais que les mots du fils donnent à voir, à sentir. Saccadé, comme interrompu par des pleurs ou des silences pleins d’une empathie qui va jusqu’à l’effacement de soi au profit de l’autre, le flot de paroles débité par Jallal redonne une dignité à Slima. Et même une existence, brève mais forgée par un amour infini. Ainsi Abdellah Taïa peut-il donner les rênes de la narration à cette femme au début du second chapitre. Pour quelques pages, résultats de l’invocation du fils. Le temps d’une immersion dans l’intimité d’un corps violenté, à travers une langue hésitante, trébuchante.

Trop longtemps contrainte et marginalisée par la pression sociale, cette voix cherche d’abord sa tonalité pour ensuite gagner en assurance. L’important dans son récit, c’est le dire plus que le dit. La voix qui tient à un fil mais qui s’accroche, plus que les malheurs qu’elle raconte. Et l’amour qui finit par excéder le couple mère-fils pour devenir un credo. Qui, comme tout credo, peut engendrer des dérives. L’islamisme, en l’occurrence, que, sous prétexte d’amour de Dieu, Jallal finit par embrasser. Tout est donc nuancé chez l’auteur d’ Infidèles, jusqu’aux sentiments les plus nobles.

Littérature
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