Brésil : Le vert, programme d’avenir

À rebours de l’agro-industrie, considérée comme un pôle d’excellence national, les petites exploitations agricoles, majoritaires dans le pays, se tournent de plus en plus vers l’écologie.

Patrick Piro  • 4 octobre 2012 abonné·es

On déambule au sein de l’exploitation de Semildo Kaefer comme dans les allées d’une oasis. À l’ombre des frondaisons des palmiers açaí et des grands châtaigniers du Pará, se déploient quinze hectares d’un verger savamment cultivé où se côtoient, dans un apparent désordre, orangers, caféiers, avocatiers, jaquiers, cocotiers ainsi qu’une foison d’espèces spécifiquement amazoniennes, productrices de fruits, de noix ou de graines – cumaru, sangue de dragão, bacaba, copaíba, abiu, hévéa… Et bien sûr le cupuaçu, principale ressource de cette terre, dont le fruit livre un jus très apprécié et la graine une huile d’excellente qualité cosmétique. Semildo tire environ 80 000 réaux [^2] par an de son exploitation. Sa famille fait partie des quelques dizaines de paysans qui se sont accrochés à cette terre prétendue ingrate du Rondônia, petit État qui jouxte la Bolivie sur le flanc ouest de l’Amazonie brésilienne. L’agriculteur débarque en 1989, avec ces vagues de migrants sans terre venus de plusieurs horizons du Brésil, principalement du grand Sud, à la recherche d’un lopin à cultiver. À l’époque, l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (Incra) leur propose une aire de plusieurs dizaines d’hectares de forêt. Le coin porte un nom ronflant de promesses : Nova California. L’idée est simple : faire du riz, du haricot, du cacao et du café en culture intensive, par mimétisme avec les exploitations du Sud. Alors il faut déboiser – c’est même une condition imposée par l’Incra avant déblocage d’une aide financière à l’installation. Mais, sur ces sols forestiers pauvres, c’est l’échec. Une fois dénudés, ils deviennent stériles en une poignée d’années. « Nous avons connu la faim et la malaria », témoignent en chœur une dizaine de pionniers. Restent 84 familles, qui s’obstinent. En 1988, elles décident de tout reprendre à zéro. En autodidactes, accompagnés par des paysans locaux coutumiers de l’exploitation durable des espèces forestières (extrativisme), ces paysans observent le fonctionnement de la forêt et parviennent à la conclusion qu’il s’agit… du système le plus performant pour vivre d’une production agricole à cet endroit. Une étude de l’ONG allemande Misereor est venue les conforter : l’élevage, pour être viable, nécessiterait 150 bovins pour un foyer de trois personnes – un cas de figure exclu en agriculture familiale, à plus forte raison sur des sols qui s’érodent aussi facilement.

La coopérative Reca (Reforestation économique, diversifiée et densifiée) est née. Patiemment, les migrants reconstituent des parcelles forestières productives, jusqu’à stabiliser un modèle fondé sur trois grandes espèces principales : des châtaigniers du Pará pour leurs noix et l’ombre qu’ils fournissent aux plantations ; des rejets de palmiers pour l’extraction de leur cœur, destiné à l’alimentation, et le cupuaçu, principale culture de rente presque intégralement menée en bio. Au total, les paysans de Reca cultivent plus de vingt espèces, exploitées pour leurs fruits, leur bois ou leurs vertus médicinales. Dans un périmètre de quelque 2 700 hectares, des dizaines de sources, étangs et ruisseaux ont été ressuscités ou préservés grâce au reboisement. « Certaines aires n’ont pas reçu un kilo d’engrais en vingt-trois ans », s’enorgueillit Semildo Kaefer. Reca a un temps reçu l’appui d’ONG étrangères, tel le CCFD-Terre solidaire, qui l’a soutenue jusqu’en 2000. Aujourd’hui, elle est bien plus que tirée d’affaire : c’est une réussite écologique, économique et sociale. Certaines années, la récolte de fruits dépasse 100 000 tonnes. Avec le cupuaçu et l’andiroba, le chiffre d’affaires « huile » de la coopérative atteint 5 millions de réaux par an [^3]. Les cœurs de palmier de Reca sont réputés auprès des consommateurs brésiliens – même si le prix pâtit des charges d’approvisionnement des bocaux, qu’il faut faire venir de plus de 2 000 kilomètres. Plus de 300 familles, installées dans un rayon de 90 kilomètres, adhèrent aujourd’hui à la coopérative, qui achète leur production pour la transformer et la commercialiser. Le niveau de vie de ces cultivateurs forestiers a nettement augmenté, et les candidats se bousculent. Cependant, l’adhésion est réservée aux agriculteurs familiaux – pas de grands exploitants ni de commerçants. De plus, les ateliers de Reca, qui emploient jusqu’à plus de 100 salariés lors de la récolte du cupuaçu, ont atteint le maximum de leur capacité de production. Pour le moment, car plusieurs projets d’expansion et d’amélioration sont en cours. « Nous avons notamment obtenu plusieurs certifications bio, et nous sommes à la recherche d’une meilleure valorisation de la qualité de nos produits sur le marché », explique Gislaine Gera de Almeida, technicienne agricole à la coopérative.

Cependant, les pères fondateurs insistent : le secret de la recette tient largement à l’esprit participatif qui anime les coopérateurs, organisés en treize groupes. « L’ensemble est administré par les agriculteurs eux-mêmes, avec un souci particulier de transparence. La confiance réciproque est le pilier de notre réussite », défend Semildo Kaefer. Reca est devenue une référence d’exploitation durable en Amazonie. On vient de tout le pays et même au-delà pour étudier son système agroforestier. Un double signe de reconnaissance, à la fois de la vitalité de l’agriculture familiale et de la pertinence des filières de production écologiques dans un pays où l’agro-industrie, première source de devises, a toujours été chouchoutée par les politiques nationales. Car les esprits commencent à changer. En 2006, l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IGBE) publie le premier recensement jamais consacré à l’agriculture familiale : bien que cette catégorie soit depuis longtemps familière, elle était tout simplement dépourvue d’existence officielle – et donc de statistiques propres – avant qu’une loi datant du 24 juillet 2006 n’en définisse les contours [^4]. « Ce document a révélé un paysage étonnant », commente Luciano Silveira, coordinateur de projets au sein de l’association AS-PTA-Agriculture familiale et agroécologie, dans l’État de la Paraíba (Nordeste du Brésil). Contrairement à une idée largement répandue, l’agriculture familiale, bien qu’elle concerne moins de 30 % des terres agricoles du pays, n’est en rien secondaire : elle est source de 75 à 85 % des emplois ruraux, génère 38 % du produit intérieur brut du Brésil, et la productivité par hectare y est supérieure à celle des grandes exploitations mécanisées [^5] ! Enfin, jusqu’à 70 % du contenu de l’assiette nationale provient de l’agriculture familiale. « Elle est donc, sans conteste, la base de notre souveraineté alimentaire », souligne Luciano Silveira. Et elle se distingue désormais du modèle agro-industriel sur un autre point : une adhésion de plus en plus visible à des pratiques écologiques. L’AS-PTA, qui a mis sur pied un réseau national d’agroécologie à la fin des années 1990, a assisté à cette convergence à partir de 2001. Aujourd’hui, l’Association nationale d’agroécologie (ANA) compte parmi ses membres quelques-uns des plus importants collectifs d’agriculteurs familiaux, dont le puissant Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Peu ou pas de pesticides et d’engrais chimiques – coûteux, polluants, toxiques –, des pratiques culturales proches du fonctionnement des écosystèmes naturels – diversité des variétés, associées et semées en rotation, etc –, fumure organique produite sur place, plantes répulsives contre les insectes ravageurs et désherbages doux, bonne gestion de l’eau… à la coopérative Univerde de Nova Iguaçu, une agglomération située à une heure et demie de route de Rio de Janeiro : on ne trouve que des avantages à l’agriculture écologique.

En 2008, Pétrobrás propose à des familles de mettre en culture une large bande de terre où la compagnie pétrolière nationale possède de gros oléoducs enterrés. Une concession gratuite et à durée indéterminée, sous réserve que les racines des variétés cultivées ne s’enfoncent pas à plus de 30 centimètres dans le sol afin de ne pas endommager les canalisations. Pour Pétrobrás, la présence permanente d’agriculteurs garantit une forme de gardiennage : en divers lieux du pays, la compagnie s’est trouvée confrontée à l’irruption de constructions sauvages sur ce genre de parcelles. « Le simple nettoyage du terrain, truffé de déchets, nous a pris deux mois », témoigne Alzeni da Silva Fausto, présidente d’Univerde. Habitante d’un quartier proche, elle saisit alors l’intérêt du projet pour les femmes du voisinage, confrontées à la violence, à la circulation de drogue et au risque de voir leurs enfants s’installer dans la rue. « Le bénéfice principal, c’est que je travaille à deux pas de chez moi, témoigne Joice da Silva, l’une des fondatrices d’Univerde. Je peux voir mes enfants. Avant, j’étais cuisinière dans une famille de Rio, j’y passais six jours par semaine ! » Chaque femme a reçu une parcelle de 1 000 mètres carrés. Maïs, courges, choux, manioc, salades, piment, aubergines, tomates, persil… Univerde produit une trentaine de variétés maraîchères, cultivées en fonction d’une planification décidée collectivement et selon les préconisations de l’agroécologie. Mais il a fallu s’accrocher. « Quand les subsides initiaux de Pétrobrás se sont taris et qu’il a fallu compter sur nos propres forces, beaucoup de familles ont abandonné », regrette Alzeni da Silva Fausto. Ces familles sont aujourd’hui seize, et la coopérative a conquis sa viabilité économique. Les produits bio, par leur qualité, sont de plus en plus recherchés. Univerde vend sur un marché paysan local, auprès de l’Église et de diverses collectivités de la région, et lorgne sur les cantines scolaires. « J’ai augmenté mes revenus, et nous avons pu doubler la surface de la maison », explique Joice da Silva. Désormais, la coopérative n’est plus exclusivement féminine. « C’est un excellent indicateur, se réjouit Márcio Mendonça, coordinateur du programme agriculture périurbaine à l’association AS-PTA, qui accompagne le projet depuis ses débuts. Quand les hommes montrent leur nez pour venir travailler, c’est que ça rapporte ! »

Il reste encore des terres disponibles sur la parcelle des oléoducs. Mais la coopérative, échaudée par les désertions initiales, ne cherche pas à faire du chiffre. « Nous n’admettons que des candidats réellement motivés par le travail de la terre, et pas seulement par la perspective de gains immédiats », souligne Alzeni da Silva Fausto. Prochaine étape : gagner encore en autonomie, en produisant sur place plantules et boutures, sous serre, au lieu de les acheter à l’extérieur. En juin dernier, la production avait pris deux mois de retard en raison d’une rupture d’approvisionnement chez le fournisseur habituel d’Univerde. « Bouts de jardin, dalles, toits, écoles : au fil des ans, nous avons constaté qu’il existait une véritable pratique d’agriculture urbaine, expose Márcio Mendonça. Beaucoup de familles, en périphérie, ont migré des campagnes, disposées à travailler la terre. Elles y gagnent des aliments à faible coût, quelques revenus, mais aussi des liens avec leurs voisins. Fortifier et développer ces pratiques, à plus forte raison quand elles sont écologiques, peut devenir un axe stratégique pour attaquer les vieux problèmes sociaux et économiques des grandes agglomérations. »

[^2]: Environ 32 000 euros.

[^3]: Environ 2 millions d’euros.

[^4]: En résumé : un établissement de petite taille, détenu et géré par la famille, qui en tire le principal de ses revenus et qui en fournit la majorité de la main-d’œuvre.

[^5]: Malgré une productivité horaire inférieure : les petites exploitations emploient bien plus de travailleurs agricoles que l’agro-industrie.

Écologie
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