L’homme broyé

Claudia Stavisky porte un regard neuf et sensible sur le Commis-Voyageur d’Arthur Miller.

Gilles Costaz  • 25 octobre 2012 abonné·es

L’étoile d’Arthur Miller a beaucoup pâli ces dernières décennies. Même les récents hommages à Marilyn Monroe n’ont pas redoré son blason. On a oublié de faire référence au mari éphémère de la star ! Son théâtre, réaliste et social, courageux, digne, ne semble plus guère nous concerner, qu’il s’agisse des Sorcières de Salem ou de Vu du pont. Mais une pièce échappe à l’oubli, c’est Mort d’un commis-voyageur. On continue à la monter régulièrement. En France, on en propose plusieurs traductions et Claudia Stavisky vient de l’adapter elle-même et de la mettre en scène à Lyon, au théâtre des Célestins. Son regard est assez neuf puisque ce texte, de 1949, est allégé et discrètement décalé, poussé dans l’ère la plus contemporaine.

Mort d’un commis-voyageur est l’histoire d’un représentant de commerce, Willy Loman, qui se considère comme un honnête travailleur. C’est un bon époux, bien qu’en voyage d’une ville à l’autre il puisse avoir des faiblesses du côté de la fidélité conjugale. Il a deux fils qu’il adore et avec qui il discute beaucoup. Avec l’un d’eux, c’est difficile : il n’évite pas le conflit. Il a des traites à payer, mais rien ne semble tragique. Sauf qu’un jour son entreprise lui fait comprendre qu’il est désormais bon à rien et qu’il doit s’en aller. Assommé, il cherche la parade, veut se prévaloir des bonnes relations qu’il croyait avoir. Il refuse même une solution de remplacement, trop sûr de lui, de son bon droit et des réussites qu’il a derrière lui. Mais la machine capitaliste n’en a que faire. Il est condamné. Il se bat comme un boxeur aveuglé, puis s’effondre.

Malgré l’image qu’on a généralement de la pièce, l’aspect familial est aussi important que le contexte professionnel. Les relations avec la femme et les enfants sont primordiales. C’est en ce sens que la mise en scène de Claudia Stavisky trouve une sensibilité qui a pu manquer dans certaines visions antérieures. On est au cœur de la cellule familiale : là, Willy Loman est à la fois bon et faible, attendrissant et dépassé. Assurément, le spectacle vise à dissoudre le plus possible le poids du réalisme. La mort de Willy est un départ juste suggéré, qui n’est plus suivi des commentaires de la famille qui constituent la conclusion du texte. Le climat esthétique est dépouillé, presque abstrait, pour éviter le plus possible les références aux années 1940. Ces changements donnent beaucoup plus de fluidité à la représentation. Mais, n’empêche, c’est quand même le pamphlet social qui l’emporte, même si l’interprétation d’Hélène Alexandridis et d’Alexandre Zambeaux éclaire bien le contexte intime. Dans le registre social, le petit rôle du vieil ami, joué avec cynisme par Jean-Claude Durand, prend un relief surprenant. Surtout, l’incarnation de Willy le perdant par François Marthouret est bouleversante. À ce rôle qui a été tenu par de grands acteurs, de François Périer à Dustin Hoffman, il donne une sorte d’intensité fragile, une grâce en déséquilibre qui compose des couleurs changeantes et troublantes. Grâce à lui, Willy revit non plus comme un témoin, mais comme un frère. Victime d’une vague féroce qui s’est amplifiée depuis 1949 et lamine dans un même mouvement le prolétariat et la classe moyenne.

Théâtre
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