André Gorz : Pour un aprèscapitalisme civilisé

Cinq ans après la mort d’André Gorz, sa description visionnaire de la crise mondiale permet de penser une sortie du capitalisme qui n’emprunte pas la voie de la barbarie.

Patrick Piro  • 15 novembre 2012 abonné·es

Combien ont découvert l’ampleur du parcours, voire l’existence d’André Gorz le 22 septembre 2007 ? Ce jour-là, il se donnait la mort en même temps que sa femme Dorine, très malade. Le philosophe n’était pas de la race des flamboyants. « Il était surtout un peu trop visionnaire », souligne Christophe Fourel, chef de mission à la Direction générale de la cohésion sociale, et l’un des meilleurs connaisseurs de son œuvre [^2]. Les 15 et 16 novembre, il organise avec le sociologue Alain Caillé un colloque international [^3] destiné à prolonger la portée de sa pensée, « l’une des plus aiguës de notre temps, et dont la cohérence globale est très frappante », appuie ce dernier. André Gorz est considéré comme le fondateur de l’écologie politique et l’un des critiques les plus radicaux du capitalisme. Le caractère prophétique de ses écrits, dont certains datent de plusieurs décennies, frappe tous les observateurs. « Sa critique du consumérisme, alors balbutiant, est d’une prémonition troublante », note Christophe Fourel. Dès 1959, la Morale de l’histoire  ^4 décrit la disjonction entre citoyens, consommateurs et producteurs, ébauchant le chemin qui conduira le travail à devenir une marchandise. « Sa description de la phase actuelle du capitalisme est stupéfiante de justesse ! », relève Clémentine Autain (Front de gauche), récente lectrice de Gorz.

Marchandisation systématique, accumulation ininterrompue, démesure de la sphère économique, fragmentation du monde du travail et des couches sociales, pillage des ressources… le philosophe conçoit la critique du capitalisme comme inaugurale à toute réforme radicale de la société. C’est de ce socle que naîtront ses réflexions sur la nécessité d’une écologie politique. Il n’en rejette pas moins les errements hérités de l’analyse marxiste ainsi que le « fétichisme de la classe ouvrière [^5] ». De là provient en grande partie la modeste place de sa pensée aussi bien chez les écologistes (où l’anticapitalisme est marginal) qu’au sein de la gauche, où l’aggiornamento post-communiste a consisté a s’accommoder de l’économie de marché, analyse Alain Caillé : « Ce profil inclassable découle de l’attachement fondamental de Gorz à l’autonomie du sujet face à toutes les sources d’aliénation. » Sa démarche se différencie aussi de celle des mouvements de simplicité volontaire, même s’il en fut proche. « L’autonomie, chez Gorz, exprime a priori un désir, celui d’une autre société et d’une conversion de l’humanité. De là découlent des mesures pratiques. À l’inverse, la décroissance conçoit son projet de société comme une adaptation aux conséquences de la catastrophe en cours. » Sur fond d’aggravation de la crise écologique, l’actuel retour en légitimité de la critique du capitalisme place donc Gorz au rang des penseurs majeurs du XXIe siècle. Pour autant, le philosophe, par son exigence, est loin de réconcilier toutes les forces de contestation, « qui semblent attendre de l’avenir qu’il nous restitue le passé, aux cris de “rendez-nous les frontières, la monnaie, le capitalisme industriel, la société salariale…”, remarque Christophe Fourel. Alors que pour Gorz, il faut oser rompre avec cette société qui meurt et qui ne renaîtra plus ».

Car, pour le philosophe, nous vivons de fait une sortie du capitalisme [^6]. Qui peut potentiellement emprunter une voie « barbare » ou bien « civilisée », si nos choix collectifs le décident. Et Gorz, c’est l’une de ses forces, ne s’est pas contenté d’analyses radicales. Il a ainsi manifesté un intérêt assidu pour les alternatives concrètes contribuant à l’autonomie du sujet – économie solidaire, mouvements de sobriété volontaire, Internet libre, etc. –, défendant très tôt l’instauration d’un revenu d’existence inconditionnel, l’extension des sphères d’échange ni marchandes ni administrées, la réduction du temps de travail… Pour le philosophe Patrick Viveret, l’acuité et la pertinence de sa pensée, « toujours en mouvement », sont lisibles jusque dans le dernier texte publié de son vivant, Lettre à D., histoire d’un amour  [^7], adressé à sa femme. « Il s’agit bien plus que d’un formidable hommage à celle qui fut la compagne de soixante ans de vie commune. Lui qui qualifiait autrefois l’amour de “sentiment petit-bourgeois” déclare que son amour pour Dorine était finalement la pièce centrale de sa démarche intellectuelle. Il en achève le parcours en posant la transformation personnelle et émotionnelle comme une dimension essentielle de toute volonté de réforme radicale de la société. »

[^2]: Il a dirigé le très intéressant André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle , La Découverte.

[^3]: « Penser la sortie du capitalisme, le scénario Gorz », au Nouveau Théâtre de Montreuil (93), à l’initiative de l’Imec, inscription : 01 53 34 23 21 ou laure.papin@imec-archives.com.

[^5]: Adieux au prolétariat (Galilée, 1980).

[^6]: Son texte La sortie du capitalisme a déjà commencé ( Écologica , éd. Galilée, 2008) a beaucoup circulé.

[^7]: Galilée, 2006.

Idées
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