Free : les dessous d’une conquête

En cassant les prix, l’opérateur de téléphonie mobile pousse la concurrence à faire de même, au détriment de l’emploi.

Pauline Graulle  • 15 novembre 2012 abonné·es

Applaudissements. En face du public (400 journalistes sur place, 600 000 internautes devant la retransmission en direct), Xavier Niel, patron de Free, entre en scène. Le geek devenu 12e fortune de France (1) apparaît en chemise blanche et sans cravate. En ce 10 janvier 2012, lors de cette conférence de presse aux airs improvisés, tous les codes de l’univers « no frills » (« sans chichis ») sont réunis pour présenter l’offre qui va « révolutionner » (sic) la téléphonie mobile. Niel fait monter la sauce sur le thème « vous êtes des pigeons ! », puis dégaine la bonne nouvelle : un forfait illimité à 19,99 euros par mois, et l’autre (60 minutes de consommation et 60 SMS) à… 2 euros mensuels ! Du jamais vu, quand les abonnés paient encore leur illimité une bonne centaine d’euros.

Partout on fait la part belle au « trublion du mobile », comme le titre en une le Monde, quotidien dont Niel est actionnaire. Même Arnaud Montebourg fait l’apologie sur Twitter de celui qui vient de faire « plus pour le pouvoir d’achat des Français que Nicolas Sarkozy en cinq ans ». L’opérateur communique à tout va sur les parts de marché qu’il « pique » à la concurrence. En trois mois, Orange (27 millions d’abonnés) et SFR (21 millions) perdent chacun plus de 600 000 clients, Bouygues (9 millions d’abonnés) 200 000… Acculés, les « historiques » baissent leurs tarifs, la facture des Français chute de 9 % (2). Par quel miracle le Robin des bois des ondes a-t-il à ce point cassé les prix ? Comment est-il parvenu à faire vaciller en quelques mois un marché monopolistique que l’on disait imprenable ? Chez Iliad, la discrète maison mère de Free, détenue à 59 % par Niel, on répond de bonne grâce. Les clés de la réussite ? La simplicité de l’offre (seulement deux forfaits et pas de téléphone fourni), des frais marketing six fois moins élevés que chez les concurrents et, surtout, des coûts minimes en personnels, le client souscrivant exclusivement en ligne. Résultat, « le coût d’acquisition du client est très peu élevé chez nous, alors qu’il représente 200 à 300 euros chez les autres », affirme Maxime Lombardini, directeur général d’Iliad, qui réfute le terme de « low cost » « car notre offre est complète et de bonne qualité ».

Mais des lézardes apparaissent bien vite dans ce tableau idyllique. Dès le début 2012, les dysfonctionnements (retard dans l’acheminement des cartes SIM, difficultés sur le réseau, etc.) de l’opérateur, débordé par son succès, se multiplient. En septembre, l’association de consommateurs UFC-Que choisir « croule sous les demandes » de clients mécontents. Malgré les plaintes pour diffamation déposées par Niel contre les journalistes critiques, la grogne s’étend. À sa tête, Orange, SFR et Bouygues, qui dénoncent les conditions avantageuses dont aurait bénéficié Free quand l’État lui a attribué la licence. Un comble de la part de ceux qui, en 2005, ont payé l’amende record de 534 millions d’euros pour entente illicite ! N’empêche. « Le modèle “low cost” de Free prend sa source dans une approximation réglementaire, affirme Sébastien Crozier, président de la CFE CGC / Unsa France Télécom. Les conditions d’accès au marché qui ont été faites à Free par le gouvernement précédent, obsédé par la baisse des prix, n’ont jamais eu d’équivalent dans l’histoire ! » Et le syndicaliste de pointer l’autorisation accordée à Free d’utiliser le réseau d’Orange à plus de 90 %. Un contrat d’itinérance qui coûte un milliard d’euros à Free (une paille, comparé aux sommes colossales déboursées par les autres opérateurs pour construire leur propre réseau). « Le cahier des charges est le même que celui imposé aux opérateurs lorsqu’ils ont acheté des fréquences 3G, tempère Édouard Barreiro, chargé de mission à l’UFC-Que choisir, mais c’est vrai qu’il y a eu des zones d’incertitude qui ont pu entraîner des comportements opportunistes. » Free en a-t-il profité ? Arnaud Montebourg, devenu ministre du Redressement productif, et qui montre désormais beaucoup moins d’enthousiasme pour Free, a saisi la semaine dernière l’Autorité de la concurrence pour savoir si l’opérateur a bénéficié « d’un modèle de déploiement durablement plus avantageux que ses concurrents ». Réponse fin février…

En attendant, d’autres questions se posent au « système Free ». L’opérateur, qui reconnaît lui-même « ne pas faire de marge » sur Free Mobile, ferait-il de la vente à perte, une pratique pourtant interdite en France ? L’hypothèse est avancée par certains, comme celle d’une augmentation des prix à terme. « Vous m’auriez demandé il y a deux ans si une offre à 2 euros était possible, je vous aurais ri au nez ! », lâche un interlocuteur de l’Arcep (l’autorité de régulation des télécoms), qui a pourtant pris fait et cause pour Free et soutient aujourd’hui que « Free n’a fait que déplacer la valeur au bénéfice du consommateur ».

Du consommateur, sans doute. Mais du salarié ? « Les ventes en ligne sont une stratégie pour délocaliser le back-office dans les pays du Maghreb », dénonce Sébastien Crozier. Quant aux 2 000 embauches avancées par Free, qui n’a ouvert qu’une dizaine de boutiques en France, contre 700 à 1 200 chez la concurrence, elles font pâle figure au regard des dizaines de milliers de suppressions d’emplois (certains parlent de 30 000) annoncées dans le secteur. Certes, Orange, Bouygues ou SFR, qui ont empoché pendant des années des marges de 30 à 40 %, ont beau jeu d’accuser Free d’être responsable de restructurations prévues de longue date. Reste que la dégringolade des chiffres d’affaires depuis l’arrivée du 4e opérateur a eu pour conséquence le développement de nouvelles gammes low cost – B&You (Bouygues), Sosh (Orange) ou Joe mobile (SFR) –, qui paient leurs rares salariés au lance-pierre. « Les opérateurs traditionnels […] cherchent à tout prix à faire baisser les coûts, et ont donc décidé de renégocier l’ensemble de leurs contrats avec les prestataires », déplore la CFDT, qui redoute « que certains centres d’appels, pour conserver leurs marges, augmentent le trafic traité à l’offshore au détriment de l’emploi en France. »

« Le résultat, à terme, ce sont aussi les baisses d’investissements réalisées par les opérateurs dans le réseau, ajoute un spécialiste. Une catastrophe pour l’emploi et les développements techniques futurs. » « L’arrivée de Free a conduit les opérateurs à accélérer les investissements dans la mise à jour de la 3G et dans le déploiement de la 4G, avance à l’inverse Édouard Barreiro. Le problème, c’est que cette richesse part à l’étranger car une très grosse partie des équipements est importée. » Pour Sébastien Crozier, la faute du « plus grand plan de restructuration que la France ait connu depuis celui de la sidérurgie » revient d’abord au législateur, « qui aurait dû mettre une clause sur l’emploi quand il a attribué la licence ». Des politiques qui semblent décidément avoir une responsabilité d’ampleur dans cette affaire… mais ne sont plus là pour répondre.

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Au secours, la droite revient
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