« Johnnychrist » : Heureux les fous et les libres

Avec Johnnychrist, Aurélie William Levaux et Moolinex, artistes undergound, ont connu la visitation.

Marion Dumand  • 18 avril 2013 abonné·es

Johnnychrist n’est pas né, n’est pas mort, non, il est créé. Sans crèche ni croix, Aurélie William-Levaux et Moolinex ont formé avec lui leur Sainte Trinité. Ces deux artistes, venant de la bande dessinée et de l’art underground, ont expérimenté la fusion sur papier : Johnnychrist, une certaine empathie envers le fragile en porte, sur 44 planches grand format comme autant de tableaux religieux, l’heureux stigmate. Il ne s’agit pas tant de travailler ensemble, explique Aurélie William Levaux, « mais plus simplement de mêler nos dessins comme ce qu’on a fait pour le Dernier Cri [^2], vraiment essayer de trouver un style à part entière comme si nous étions une troisième personne. Johnnychrist était cette troisième personne fictive ».

Dans la préface, Aurélie et Moolinex font les sales gosses, s’amusent du subterfuge, présentent Johnnychrist et son mouvement artistique, « le PRISME ». Ironie et second degré, pastiche du discours critique et de la citation à tous crins… On connaît ça dans le milieu de la bande dessinée indépendante. Pourtant, Johnnychrist n’est pas simple canular ; et la préface, sous couvert de blague, touche au vrai, met des mots sur ce « saint esprit », né d’une histoire d’amour, grandi par un réel travail artistique, beau et dense. « Johnnychrist, qui n’est pas très solide, à la base, qui peut si aisément être détruit, a pourtant réussi à faire du PRISME un édifice inébranlable grâce à sa fragilité, son audace révolutionnaire, mais surtout grâce à l’exagération de son genre Routier, de ses couleurs outrancières. » Outrancières, les couleurs ? Éclatantes, plutôt. Le noir n’existe pas, ou à peine, insignifiant, enseveli. Bleu, turquoise, violet, rouge, tout l’arc-en-ciel est là, convoqué régulièrement et plusieurs fois dessiné, motif récurent. Ce sont elles, les couleurs, qui frappent d’abord, et qui unissent les univers graphiques et spirituels disparates.

Il y a d’abord, et cela va de soi, l’iconographie religieuse, avec ses saints, triangles divins, couronne d’épine et autres Jésus. Des symboles religieux amplifiés ou détournés. Saint Christophe traverse la rivière, et des canards y portent auréoles noires comme des disques vinyles. La tête penchée vers sa compagne, tous deux nus et enlacés, un homme a sur la tête une auréole aplatie, vue du dessus, à moins qu’il ne s’agisse d’une saucisse en équilibre… Et le titre (« Peut-on se fier à la méthode Ogino ») nous encourage dans cette deuxième voie. Vient ensuite l’imagerie, moins marquante mais numériquement supérieure, dite de la « serviette de plage » : arcs-en-ciel et soleils couchants, palmiers au nombre de vingt-quatre et pas moins de vingt-deux dauphins bondissants. Le troisième élément ? Une arche de Noé chaotique qui accueille huit lions, trois otaries, un zèbre, vingt-sept piafs, cinq crabes, un homard, deux canards, un coq et un bébé phoque, deux chiens et un marcassin…

La liste n’est pas exhaustive mais donne une idée de cette formidable ménagerie. L’ensemble s’entrelace, se rencontre. Se saupoudre des vocabulaires distincts d’Aurélie et de Moolinex, Frida et lapins roses réalistes pour l’une, tanks et têtes de mort aztèques pour l’autre. Et on ne peut s’empêcher de reconnaître (ou de rechercher?) leurs syntaxes, l’« épure » d’Aurélie, la saturation de Moolinex, avant d’oublier ce réflexe primaire et de se plonger dans les œuvres à quatre mains, faites d’un tableau et d’un titre à l’importante typographie. Alors, oui, Johnnychrist est bien une figure de ce nouvel « art routier ». Il est aussi – et nous étions prévenus – être sensible, touchant. Aux pastels et crayons de couleur (et quelques touches de feutres), le dessin a une grâce douce, les couleurs une densité radieuse. Les traits révèlent le grain du papier et rendent ainsi sensible une empathie certaine avec le fragile.

[^2]: C’était ça ou couvrir le monde de crottes de merde , Le Dernier Cri, 60 p., 20 euros. Disponible sur : www. derniercri.org

Littérature
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