Amérique latine : les brûlantes cicatrices de l’histoire

Meurtris par des crimes de masse commis entre 1960 et 2000, les peuples du continent sud-américain ne veulent pas oublier. Un difficile combat pour la justice, souvent entravé par les gouvernements actuels et les criminels d’hier, toujours impunis.

Françoise Escarpit  • 25 juillet 2013 abonné·es

Parfois portées par les gouvernements, souvent sous la pression des défenseurs des droits humains et des victimes, ou créées après des accords de paix, elles sont aussi le fruit du travail d’organisations, impulsées par l’Église, les familles ou des collectifs citoyens. Elles s’appellent « Commission de la vérité », « Commission pour la vérité et la réconciliation », « Commission pour la clarté historique »… Les traces des dictatures, guerres civiles, guérillas, insurrections et massacres qui ont ponctué la vie de l’Amérique latine et de la Caraïbe au cours de la seconde moitié du XXe siècle hantent la société. Certains conflits restent latents, d’autres ne sont pas résolus, mais, partout, on refuse d’oublier et l’on pose, de diverses manières, la grande question de la mémoire, celle de la réparation et de la justice, celle aussi de l’oubli ou du pardon. Si l’on connaît un peu les combats menés pour la mémoire et contre l’impunité à l’extrême sud de l’Amérique, on ne sait pas grand-chose de ceux qui existent ailleurs sur le continent.

Impunité au Mexique

Il aura fallu vingt-cinq ans au Mexique pour poser une stèle sur la place des Trois-Cultures, en hommage aux morts, blessés et disparus du massacre du 2 octobre 1968, et quarante pour que naisse un centre-musée de la mémoire, géré par l’Université nationale autonome du Mexique. Il a fallu surtout l’opiniâtreté des acteurs de 1968 qui, à contre-courant de l’opinion, souvent, et des politiques, toujours, n’ont jamais rien cédé. La Femospp (Commission spéciale pour les mouvements sociaux et politiques du passé), créée en 2002, a été enterrée en 2007. Le Mémorial pour les victimes de la violence, jamais inauguré, a été renommé par les Mexicains « Stèle de la honte ». Lutte obstinée aussi d’organisations populaires, comme l’association Eureka, pour connaître la vérité sur les disparitions liées à la répression contre les guérillas des années 1960 et 1970. Même si, en 2011, le Congrès mexicain a déclaré le 2 octobre jour de deuil national, l’impunité reste absolue.

Peine cassée au Guatemala

Au Guatemala, entre 1960 et 1996, date des accords de paix signés entre le gouvernement et l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG), un véritable génocide a été perpétré, essentiellement contre la population indienne. Plus de 200 000 morts et 450 000 déplacés vers le Mexique, fuyant la politique de terre brûlée du dictateur Rios Montt. Sur la place centrale de Ciudad de Guatemala, les inscriptions n’attirent pas l’attention. Il y en a pourtant des milliers : noms des morts et des disparus gravés sur la pierre grise des douze piliers qui soutiennent la grille de la cathédrale. Une femme montre quatre noms tout en bas d’une colonne. Disparus, son père, son frère, sa belle-sœur et le bébé qu’elle portait. L’État guatémaltèque n’a jamais accepté les recommandations de la Commission pour la clarification historique. Pas d’enquêtes, pas de poursuites et, contrairement à l’URNG, il n’a jamais demandé pardon au pays même si, au gré des gouvernements, des dédommagements minimes ont été accordés aux victimes. Aujourd’hui, le Président est l’ancien général Pérez Molina, impliqué dans la pratique systématique de la torture et les crimes des années 1980. L’ex-général Rios Montt, accusé par l’association Justice et réconciliation du massacre de quelque 1 800 paysans indiens, a finalement été jugé et condamné en mai 2013 à quatre-vingts ans de prison, jugement annulé pour « vice de forme ». Les autres généraux, comme Lucas García ou Kjell Laugerud, n’ont jamais été inquiétés.

Pas d’amnistie au Salvador

Le Salvador a vécu, de 1980 à 1992, date des Accords de Chapultepec, une longue guerre intérieure qui a fait près de 80 000 morts. La Loi de réconciliation nationale a amnistié les acteurs du conflit, sauf « ceux ayant participé à de graves faits de violence ayant laissé une marque dans la société », mais la Loi d’amnistie qui a suivi, violant les accords de paix, a amnistié l’assassinat de Mgr Romero en 1980, le massacre du Mozote en 1981 et l’assassinat de six pères jésuites et de deux employés en 1989. L’an dernier, le président Mauricio Funés, du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), a demandé pardon aux Salvadoriens et a annoncé un programme de réparations, estimant que « la loi n’a pas d’effet juridique lorsque l’amnistie devient un facteur d’impunité ». À San Salvador, on visite le mémorial Mgr Romero et le Centre de la mémoire de l’Université jésuite. Mais d’autres lieux de mémoire se construisent – musée dans l’ancienne prison des détenus politiques à Santa Tecla et musée de la Parole et de l’Image –, qui témoignent du combat de la société civile salvadorienne contre l’oubli.

Incendies en Colombie

Même si des négociations sont en cours entre le gouvernement et les guérillas, la paix est encore loin en Colombie. Pas de commission de la vérité. Des procès refusés, bâclés, enterrés. Mais, partout dans le pays, des organisations qui résistent. Mouvement de victimes de crimes d’État, qui réclame justice pour l’extermination des militants de l’Union patriotique dans les années 1980 ; Filles et fils pour la mémoire et contre l’impunité, qui a vu le jour au sein de Justice et paix ; collectifs d’avocats, de familles de victimes ; communautés de paix… Tous dénoncent, témoignent et mènent, au risque de leur vie, le combat contre l’impunité. À Bogota, dans le columbarium des pauvres du cimetière central voué à la démolition, l’artiste Beatriz González a couvert des milliers de niches oubliées de personnages portant des morts. Le columbarium fait partie du Centre de la mémoire, de la paix et de la conciliation, inauguré en décembre dernier par le maire Gustavo Pétro, un ancien du M19. Dans la petite ville de Trujillo, après l’assassinat du père Tiberio, en avril 1990, est né le mouvement Nunca más. Il recensera 342 crimes commis entre 1986 et 1994. L’État a fini par reconnaître une liste de victimes et, en avril dernier, l’un des responsables, Henry Loaiza a été enfin condamné à trente ans de prison. À Cali, dans un appartement, la Fondation Guagua a organisé un tout petit musée de la mémoire de Trujillo. À Trujillo même, malgré assassinats et attentats, l’Association des parents de victimes a commencé à construire un parc-musée de la mémoire. Alba Mery Chilito, une des matriarcas – ces femmes qui refusent l’oubli –, a été assassinée le 7 février dernier. Quelques jours plus tard, un nouvel incendie criminel a détruit une partie des arbres du parc.

Mémoire en cours au Pérou

Le Pérou a jugé et condamné un ancien chef d’État, Alberto Fujimori. Dans son rapport final, la Commission de la vérité et de réconciliation (2001-2003), chargée d’enquêter sur la guerre intérieure de 1980 à 2000, après douze années de gouvernements militaires, parle de 70 000 morts et de milliers de disparus (la majorité pendant les gouvernements « démocratiques » de Belaúnde et Garcia, qui n’ont jamais été inquiétés). Le rapport attribue au Sentier lumineux – dont les principaux dirigeants sont en prison, comme ceux du Mouvement Tupac Amaru – plus de la moitié des morts, le reste étant le fait de la police, de l’armée, d’escadrons de la mort, le tout sous commandement politico-militaire. À Lima, le Musée de la mémoire, rebaptisé Lieu de mémoire sous pression des militaires et de la droite péruvienne, n’est toujours pas terminé.

Nouvelle enquête en Bolivie

En 1982, le président bolivien Siles Suazo crée par décret la Commission nationale de recherche des disparitions forcées. Elle sera dissoute deux ans plus tard. Ce sont les familles de victimes, les syndicats, les Églises, les défenseurs des droits humains qui parviendront à faire juger le général Garcia Meza, son ministre de l’Intérieur – celui qui avait octroyé à Klaus Barbie le grade de lieutenant-colonel honoraire –, et plus de cinquante de ses collaborateurs. Condamné en 1992, Garcia Meza purge une peine de trente ans dans une prison de La Paz. Mais l’Assemblée permanente des droits humains et l’Association des familles de détenus-disparus et martyrs ont réclamé au président Evo Morales la création d’une nouvelle Commission de la vérité pour faire la lumière sur vingt années de dictature. Le projet de loi en préparation aura trois axes : mémoire, vérité et justice. Un Musée de la mémoire historique s’est ouvert à La Paz en 2011 dans d’anciens lieux de torture, des caves découvertes en 2009 au ministère de l’Intérieur.

Inquiétude au Paraguay

L’ombre du général Alfredo Stroessner (mort de sa belle mort en exil au Brésil en 2006) plane toujours sur le Paraguay. Le coup d’État civil contre le président Fernando Lugo, il y a un an, et le retour au pouvoir du parti Colorado (le parti de Stroessner) pèsent lourd dans le combat que mènent les victimes de la plus longue dictature d’Amérique du Sud (1954-1989). Au nom de l’État, le président Lugo avait demandé pardon aux victimes de Stroessner et promis de mettre en œuvre toutes les recommandations de la Commission vérité et justice. Aujourd’hui, à quelques semaines de la prise de fonction d’un nouveau président, syndicats, défenseurs des droits humains et victimes sont inquiets pour le processus d’indemnisation à peine entamé – 40 millions de dollars sur cinq ans. La maison qui abritait le siège des services techniques (prison et cellules de torture) du ministère de l’Intérieur est devenue le Musée des mémoires grâce à l’action de Martín Almada. Celui-ci a découvert, en 1992, pas très loin d’Asunción, les « archives de la terreur », mettant au grand jour les relations entre les dictatures de la région dans le cadre du plan Condor.

« Plus jamais ça » au Brésil

En 1964, avec le coup d’État contre João Goulart, commençait au Brésil une série de dictatures militaires qui allait durer jusqu’en 1985. C’est à la présidente Dilma Rousseff, emprisonnée et torturée par la dictature pour son engagement dans un mouvement armé, qu’il revint de créer, il y a un an, la Commission nationale de la vérité (CNV), au moment où était publié un énorme travail collectif, Brasil Nunca Mais, préfacé par le cardinal Arns. Ce premier rapport dévoile l’existence de centres de torture dans des universités et l’organisation de la structure répressive au plus haut niveau de l’État. La CNV pourrait, dans ses recommandations, demander que la loi d’amnistie générale, prise par la dictature en 1979 pour « la réconciliation nationale » et entérinée en 2009 par la Cour suprême, soit remise en question. Du débat sur la mémoire ont surgi des revues, en Colombie notamment, et des musées virtuels, comme celui d’Asunción, qui présente un parcours sur le « stronisme » (dictature de Stroessner), et il semble difficile aujourd’hui de ne pas entendre la clameur des peuples contre l’impunité et l’oubli. Les lois de « point final », de « caducité », d’« obligation d’obéissance » et d’amnistie qu’ont tenté d’imposer les militaires ont vécu. Mais des rapports des commissions de la vérité aux jugements des tortionnaires, il existe un fossé qui n’est pas encore franchi.

Lieux de mémoire au Chili

Du nord au sud du Chili, de nombreux espaces mémoriels ont vu le jour. Stade national qui servit de centre de détention et de torture ; Mur de la mémoire couvert des photos des disparus, sur le pont Bulnes qui enjambe le rio Mapocho ; Maison Londres 38 occupée par la police secrète ; villa Grimaldi ; ancienne mine de salpêtre de Chacabuco ; ex-clinique clandestine Santa Lucia, mémorial de Paine… Et, plus récemment, le musée de la Mémoire et des Droits de l’homme, voulu par la présidente Bachelet. Augusto Pinochet est mort le 10 décembre 2006 sans avoir été jugé pour ses crimes. En 2005, le dictateur sera même définitivement relaxé par la Cour suprême de responsabilités dans l’opération Condor. Cette opération, appuyée par les États-Unis, a regroupé, entre 1975 et 1983, les services secrets d’Argentine, de Bolivie, du Brésil, du Chili, du Paraguay et d’Uruguay. Son bilan : 100 000 morts et disparus, des centaines de milliers d’hommes et de femmes détenus, torturés, déportés, et des millions qui prendront le chemin de l’exil.

Procès en Argentine

En Argentine, en mars dernier, les ex-généraux Bignone et Videla (mort en prison deux mois plus tard) ont été jugés et condamnés, avec d’autres militaires, pour leur rôle dans l’opération Condor. C’est sous la présidence de Nestor Kirchner qu’ont été abrogées les lois de Point final et de l’Obéissance due. L’ESMA, l’un des nombreux centres clandestins de torture, est devenu lieu de mémoire comme el Olimpo, le parc de la Mémoire, la Promenade des droits humains, le Centre populaire de la mémoire à Rosario, le Centre culturel pour la mémoire à Trelew… Enquête en Équateur En 2007, le président équatorien Correa crée, par décret, la seconde Commission de la vérité, qui enquête sur les violations des droits humains commis, non pas dans la période des dictatures militaires, mais dans les années 1980 avec la répression menée contre le mouvement armé Alfaro Vive Carajo par le président Febres Cordero (décédé en 2008). Son rapport, remis en 2010, semble, pour l’instant, sans suite.

Débat relancé en Uruguay

La situation est différente en Uruguay. À deux reprises, en 1989 et en 2009, l’abrogation de la Loi de caducité (destinée à protéger des poursuites de l’État militaires et policiers pour des délits commis avant 1985) a été l’objet d’un référendum populaire. À deux reprises, les partisans de l’oubli ont gagné. Seront néanmoins jugés, en 2009, Gregorio Alvarez, le dernier dictateur militaire (vingt-cinq ans de prison), en 2010, Juan María Bordaberry (trente ans de prison), auteur du coup d’État et, en 2013, le général d’active Miguel Dalmao (vingt-huit ans de prison). Mais, aujourd’hui, la Cour suprême de justice a déclaré inconstitutionnel le texte adopté par le Parlement qui rend imprescriptibles les crimes de la dictature (1973-1985) en les qualifiant de crimes contre l’humanité, ce qui relance le débat.

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