La politique dépolitisée

Dans un livre de questions-réponses, Gaël Villeneuve expose une histoire du débat télévisé. Et montre comment la parole politique a cédé sous la pression des audiences.

Jean-Claude Renard  • 28 novembre 2013 abonné·es

Comment les journalistes politiques de l’audiovisuel ont-ils gagné en autonomie depuis les débuts de la Radiodiffusion-Télévision française ? Pourquoi certains invités font-ils toutes les émissions de débats ? Pourquoi des élus acceptent-ils les interviews provocatrices des talk-shows ? À quand remonte la première immixtion du discours politique dans une émission people ? Pourquoi certains débats tournent-ils en bataille d’experts ? En trente-six questions-réponses articulées autour du débat télévisé, Gaël Villeneuve, chercheur au laboratoire Communication et politique du CNRS, retrace une histoire de la parole politique sur le petit écran. Ce qu’elle était et ce qu’elle est devenue. Avec son cadre, ses décors, ses mises en scène.

De fait, on est loin aujourd’hui de la sobriété solennelle d’une émission comme « À armes égales ». Assurément, le personnel politique a changé. Élevé dans la télévision, fort de sa culture de l’examen, de l’audit et de la colle, renforcé par les exercices de médias training, il en connaît tous les codes. Mais c’est surtout la télévision qui a changé, et ses représentants. On observe d’abord combien, entre 1950 et 1980, les journalistes politiques de la petite lucarne sont passés d’un statut d’agents contractuels du ministère de l’Information à celui de vedettes de la profession. Les années 1980 ont ainsi vu l’ascension des Arlette Chabot, Anne Sinclair, Christine Ockrent et François-Henri de Virieu, tous recevant l’invité dans une relation d’égal à égal. Yves Calvi et David Pujadas en sont les héritiers, partageant un même objectif : « Offrir un spectacle politique à différents publics » et, tant qu’à faire, au plus large public. D’où la volonté de rendre ce type d’émission plus « attractif », plus « digeste ». Avec des ingrédients : l’utilisation des sondages, le reportage, le micro-trottoir, les SMS et maintenant Twitter, pour légitimer les questions, troubler sans contredire. Des ingrédients qui dessinent les contours du débat, le formatent, quand bien même l’invité en plateau tente de contrôler le fil de l’émission. Le basculement s’est opéré à l’avènement des chaînes commerciales, avec la privatisation de TF1 en 1987, favorisant les programmes de divertissement aux dépens de l’émission politique. D’une chaîne à l’autre, « Questions à domicile », « L’heure de vérité », « 7 sur 7 » finissent par disparaître, faute d’audience, parce que « les émissions de débat télévisé sont aussi des marchandises : leurs organisateurs sont en charge d’un équilibre toujours instable entre logique civique et logique marchande ». Et c’est faute de programme spécifiquement politique, hors campagne électorale (ou alors tard le soir) et faute d’audiences que les élus se sont tournés vers l’ infotainment, mélangeant informations et distractions, jusqu’à rendre les frontières poreuses entre le talk-show et le rendez-vous politique (« Le Grand Journal »).

Pas de hasard, dans les arrière-cuisines de la télévision, si Gilles Bornstein est passé, après une expérience sur la Cinq de Berlusconi, du poste de chef d’orchestre du talk de Jean-Luc Delarue « Ça se discute » à celui de rédacteur en chef de « Mots croisés ». Pour brasser large, Bornstein connaît les règles : la présence du « bon débatteur » retenant le zappeur, la personnalité susceptible de briller dans le storytelling, sachant raconter une histoire, « préférer les exemples concrets aux axiomes, les images qui frappent aux démonstrations logiques ». Une compétence au service de l’émission, « qui contribue à faire du débat un produit qui se vend bien ». C’est ainsi qu’il faut regarder un débat politique à la télévision. En creux, c’est la baisse de la qualité du débat politique à la télévision que souligne Gaël Villeneuve, au profit de la spectacularisation. Certains numéros de « Des paroles et des actes », avec une présentation de l’invité en images d’archives familiales pour évoquer son parcours, en sont un exemple, renvoyant presque le téléspectateur au générique de la série « Amicalement vôtre ». « Vivement dimanche », de Michel Drucker, en est un autre exemple, où, lorsque l’invité est un politique, le discours se dépolitise, dans « une cérémonie consensuelle où tout conflit partisan est désamorcé ». Il fut un temps où le rendez-vous politique de la fin du week-end était une case sacrée.

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