Wadada Leo Smith : Secouer l’histoire et le jazz

Le trompettiste Wadada Leo Smith, engagé en faveur des libertés, présente Ten Freedom Summers au festival Sons d’hiver.

Lorraine Soliman  • 23 janvier 2014 abonné·es

Wadada Leo Smith fait partie des empêcheurs de jazzer en rond. Le projet Ten Freedom Summers, qu’il présente le 25 janvier à Vitry-sur-Seine, est l’aboutissement de trente-cinq années de réflexion et d’écriture inspirées par le Mouvement des droits civiques. La musique de Wadada Leo Smith ne se contente pas d’être un hommage aux victimes de l’histoire nord-américaine. Elle lit à cœur ouvert dans cette mémoire vive, remue ses bas-fonds avec la grâce des plus sincères, ébranle sa structure intime pour mieux désarticuler ses modes de fonctionnement. Elle est une métaphore sublimée des conflits et déboires d’une société hantée par son passé. «  Les artistes forment une partie vitale de la société, ils sont capables de lire le cœur et l’âme de leur communauté […]. Je souhaite contribuer à l’élaboration d’une vision qui fera du monde un endroit meilleur pour l’humanité  », explique le trompettiste.

Né Leo Smith en 1941, à Leland, dans l’État du Mississippi, il change de nom et se fait appeler Ishmael “Wadada” Leo Smith lorsqu’il devient rastafari au cours des années 1980. Mais son engagement de créateur au service de la société date de bien avant cela. Ayant forgé son style limpide et incisif dans des groupes de blues et de rhythm and blues, Leo Smith rejoint la toute neuve Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) de Chicago en 1967. Le nom annonce l’ambition du programme : exposer et soutenir la création musicale d’artistes innovants s’inscrivant dans l’esthétique de la Black Music. «  Cette expérience s’étend des musiques africaines ancestrales à la musique du futur  », précise-t-on sur le site de l’AACM. Une mission à laquelle Smith souscrit sur le champ, adepte d’un jazz en réaction contre toute forme d’enfermement. Le fameux Free Jazz (1960) du saxophoniste Ornette Coleman [^2] résonne puissamment dans son cœur. C’est à l’AACM que le trompettiste rencontre le flûtiste Roscoe Mitchell, dont le monumental album Sound (Delmark, 1966) lui impulse une énergie qui l’entraîne dans une série d’expériences artistiques décisives, dont l’invention d’un langage musical, «  Ankhrasmation  », visant à libérer les musiciens des codifications aliénantes de la notation écrite. Les sons deviennent plus importants que les notes.

Les sons et les messages qu’ils véhiculent. Le projet Ten Freedom Summers illustre admirablement cet idéal. C’est le dernier volet d’un long cycle initié en 1977, réparti en trois ensembles et trente-quatre compositions, inspiré par le Pittsburgh Cycle du dramaturge August Wilson, retraçant la vie des Afro-Américains au XXe siècle. Entouré de son fidèle Golden Quartet (Anthony Davis au piano, John Lindberg à la contrebasse et Pheeroan AkLaff à la batterie) et, le cas échéant, d’un orchestre de chambre – la rencontre des genres est un autre motif de création –, Wadada Leo Smith y développe un regard musical aussi concerné que distancié sur le Mouvement des droits civiques. « Secouer l’histoire, celle du jazz, celle des Blues People, celle de l’Amérique en lutte contre elle-même […], le poids des corps qui dansent avec les chaînes des revenants.  » Ces mots de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli à propos de ce free-jazz qui «  secoue les chaînes du corps noir qui est dans l’histoire blanche, invisible, hors champ [^3]   » semblent avoir été écrits pour Wadada.

[^2]: Free Jazz (Atlantic 1964) est un album d’improvisation collective totale qui ouvre la voie du free-jazz, en 1960.

[^3]: Free-Jazz Black Power , Gallimard, 1979 [2000].

Musique
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