Hollande et Gattaz au pays de Google

Que faut-il admirer le plus dans le géant de Mountain View ? La capacité d’innovation ou une organisation du travail qui suppose l’abolition de toute contrainte sociale ?

Denis Sieffert  • 12 février 2014 abonné·es

Le voyage de François Hollande aux États-Unis aura au moins eu un avantage. Pendant quelques jours, nos regards se seront tournés vers la Silicon Valley et son principal fleuron : Google. La montée en puissance de la firme de Mountain View n’est certes pas une nouveauté, mais on peine toujours à en prendre la mesure. Ou la démesure. Et cela pour une bonne raison : le géant est en perpétuelle transformation. Il ne fait pas que grandir de façon exponentielle, il mute.

En seize ans d’existence, le « moteur de recherche » a créé une messagerie, lancé un système d’exploitation pour smartphones, inventé de nouvelles technologies optiques et vocales, entrepris des recherches dans les domaines de la santé et de l’intelligence artificielle, accaparé la cartographie, la robotique et la domotique, investi dans le séquençage ADN… et bien d’autres choses encore. Google stocke, gère, organise, diffuse, transforme, invente. Et quand il n’invente pas, il rachète et absorbe. Le tout au service d’une folle ambition qui, à l’origine, n’était peut-être pas dépourvue de philanthropie : « Organiser l’information à l’échelle mondiale et la rendre universellement accessible et utile. » Les spécialistes compléteront l’inventaire. Les économistes, eux, se plairont à rappeler que, depuis 1998, le chiffre d’affaires de Google est passé de 4 millions de dollars à 59 milliards. Preuve que même la « philanthropie » mute… Quant aux philosophes, ils interrogeront le phénomène : rendre l’information utile, c’est bien, encore faut-il ne pas perdre de vue ceux qui la produisent [^2], se demander qui juge de l’« utilité » ou de l’inutilité, et ce que signifie « organiser ». Et quelle attitude adopter devant une telle concentration de savoirs et de pouvoirs ? En fait, chacun d’entre nous est interpellé dans sa condition d’humain et de citoyen en face de ce qui est aussi une révolution politique. Les positivistes – il en existe encore – diront que rien de tout ça ne pose vraiment problème. Ils trouveront même admirable qu’autant de moyens soient mis au service de la science, synonyme éternel de progrès. Ils se pâmeront devant les performances de l’homme augmenté qui peut produire à l’infini, sans repos, et peut-être bientôt sans limite d’âge. Les autres, les sceptiques, devront se garder de deux attitudes, l’une et l’autre mauvaises pour la santé : la réclusion volontaire dans le monde des Amish, et une critique acariâtre et vaine de cette omnipotence qui menace.

Une résistance intelligente est-elle donc possible ? À une petite échelle, il y a les audacieux qui créent des services alternatifs. Ils seront peut-être les Google de demain. Pour l’instant, la posture est belle, mais le rapport de force n’est pas à leur avantage… Sur un plan plus directement politique, la résistance est délicate parce que le nouvel empire n’a pas d’empereur, et qu’il n’y a pas de tireurs de ficelles tapis dans l’ombre. Du moins dans l’intention. Car le savoir et le pouvoir sont à vendre au plus offrant. L’affaire de la NSA est là pour le démontrer. Nos nouveaux « docteurs Faust » ignorent les barrières morales, tant dans leurs expériences scientifiques que dans le commerce qu’ils font de leurs inventions. Comment peuvent réagir les États dans cette aventure qui les menace directement ? Dans le face-à-face entre le patron d’une entreprise qui pèse 251 milliards d’euros et un président de la République française à 19 % dans les sondages, mieux vaut ne pas se demander où est le véritable pouvoir. Bien sûr, la France a raison de mettre à l’amende la multinationale pour ses pratiques dites d’optimisation fiscale. Et notre petite Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) est bien sympathique elle aussi. Mais, sur la durée, le pronostic n’est pas favorable. D’autant que le problème ne réside pas seulement dans la surpuissance du géant, mais dans l’impuissance des États ou leur absence de volonté.

L’Europe, comme d’habitude, avance en ordre dispersé. Bruxelles a fait « ami-ami » avec la firme de la Silicon Valley. Pas d’amende, pas de constat de position dominante. Tout va bien ! Et il n’est pas sûr que François Hollande lui-même ne soit pas davantage fasciné par le libéralisme de l’univers de Google que par la créativité de ses ingénieurs. Que faut-il admirer le plus ? La capacité d’innovation ou une organisation du travail qui suppose l’abolition de toute contrainte sociale dans un monde déréglementé ? Pierre Gattaz – qui était du voyage – a sûrement son idée sur la question. En vérité, ce qui se joue dans les années que nous vivons, c’est le sort de la politique. Quand le système entrepreneurial envahit la sphère publique, il y a lieu de s’inquiéter. Le problème, c’est que la majorité de nos politiques, de droite et du Parti socialiste, ne sont pas dans une posture de résistance, mais d’adaptation et de soumission. Pour eux, le combat est perdu parce qu’il n’y a pas de combat. On peut redouter que le tandem Hollande-Gattaz soit surtout allé chercher dans la Silicon Valley des idées pour un nouveau modèle de société.

[^2]: (1) C’est exactement ce qui arrive à Libération. Quand des actionnaires regardent l’information comme un « produit », ils finissent par l’échanger contre un centre commercial. J’en profite pour exprimer ici, au nom de Politis, notre solidarité avec les journalistes et le personnel de Libé (voir aussi sur ce sujet la chronique de Christophe Kantcheff).

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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