Charles Sultan : « Nous empoisonnons les générations futures »

Membre du Plan national santé environnement, Charles Sultan dénonce depuis de nombreuses années l’utilisation des pesticides.

Ingrid Merckx  • 15 mai 2014 abonné·es
Charles Sultan : « Nous empoisonnons les générations futures »
© **Charles Sultan** est professeur à la faculté de médecine de Montpellier, chef du service d’hormonologie, responsable de l’unité d’endocrinologie pédiatrique, membre du Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique. Photo : Biosphoto / Elyas Barbier / AFP

Spécialiste de l’impact des pesticides sur la santé, le professeur Charles Sultan met en garde sur les risques encourus, en particulier par les enfants.

Voici quinze ans, vous avez été invité à faire une conférence sur l’impact des pesticides sur la santé à Banyuls. Quelle était la teneur de votre propos ?

Charles Sultan : J’avais été invité par des agriculteurs qui souhaitaient dénoncer l’épandage de pesticides et leur action néfaste sur le vignoble mais aussi sur l’homme. Les industriels ont nié la nocivité de ces produits jusqu’à très récemment. Ces vignerons étaient des précurseurs. Ils faisaient l’hypothèse d’un risque sur l’homme et voulaient déclencher une prise de conscience pour entraîner une action collective. Car lutter contre les pesticides quand le voisin en utilise n’a pas beaucoup de sens. Mais cette tentative fut un échec.

Vous avez monté la première unité de recherche française travaillant sur la pollution environnementale et les maladies endocriniennes. Qu’est-ce qui a déclenché ces travaux ?

Le 4 octobre 2013, Emmanuel Giboulot est convoqué au commissariat. Motif : il n’a pas traité ses vignes contre la cicadelle, insecte vecteur d’une maladie appelée la flavescence dorée. En Côte-d’Or, un arrêté préfectoral impose un traitement chimique ou biologique (Pyrevert), mais, aucun pied contaminé n’ayant été répertorié, certains ont décidé de ne pas le faire. Il y a eu une dizaine de contrôles, la sanction est tombée sur lui.

Engagé dans une agriculture respectueuse de l’environnement, le vigneron de Beaune n’est pas farouchement anti-pesticides. « Si j’avais un pied malade, je traiterais. La flavescence dorée est une maladie à prendre au sérieux. Mais là, il n’y avait pas de raison de le faire. » Il encourait 30 000 euros d’amende et six mois de prison avec sursis. À l’issue de son procès, le 24 février, à Dijon, il a été condamné à 1 000 euros d’amende. Il a fait appel.

Certains estiment qu’Emmanuel Giboulot s’en sort bien. À condition de passer sur le retard accumulé dans son exploitation, les embauches pourl’endiguer, les nuits blanches… Surtout, sa condamnation ferait jurisprudence et donnerait raison à une approche de l’agriculture dont nombre d’agriculteurs et de consommateurs ne veulent plus. C’est pourquoi il est devenu une figure du mouvement de résistance aux pesticides. Ce qui l’ennuie : la juge n’a pas répondu aux questions soulevées par son procès. « L’acte de résistance n’est pas reconnu. La notion “d’urgence à traiter” est contestable. On reste prisonnier du schéma : une maladie, un traitement. La biodynamie est une agriculture qui cherche à maintenir l’équilibre d’un milieu. Si une maladie survient, il faut comprendre d’où vient le déséquilibre, inspecter les vignes, faire des analyses... » Et ne pas omettre que les traitements, bio compris, engendrent de nouveaux déséquilibres sur les milieux et les populations. Verdict : pas avant 2015.

En 1998, le professeur danois Niels Shakkebaek, qui avait alerté sur l’impact de la pollution sur la spermatogénèse, avait réuni cinq praticiens internationaux, dont je faisais partie, pour faire une étude sur la prévalence des problèmes génitaux chez l’enfant. Les premiers résultats ont mis en évidence des liens entre ces problèmes, la profession des parents, la pollution environnementale et celle de l’habitation. Mon équipe à la faculté de médecine de Montpellier est la première à avoir travaillé sur ces questions en France, notamment parce qu’elle avait la chance de cumuler des activités cliniques et de recherche. On a notamment développé des outils pour évaluer l’impact des pesticides et des perturbateurs endocriniens dont le bisphénol A.

Où se trouve la difficulté aujourd’hui : les effets « cocktail », la question des « faibles doses » ?

Premièrement, les perturbateurs endocriniens ont introduit un nouveau paradigme : la dose ne fait pas le poison. Deuxièmement, il y a des « effets cocktail » : les pesticides interviennent au sein d’un ensemble de facteurs. Troisièmement, leur action est ubiquitaire : ils touchent les tissus endocriniens mais aussi le cerveau, les glandes mammaires, etc. Surtout : ils ont le pouvoir de modifier l’expression de gènes. C’est une bombe à retardement. En utilisant des pesticides, nous empoisonnons les générations futures !

En sait-on assez désormais sur la dangerosité d’un certain nombre de produits pour se prononcer médicalement sur le risque dès détection de leur présence dans un organisme ?

Bien sûr ! J’étais la semaine dernière au Chili. J’y donnais notamment une conférence sur des pubertés précoces chez les filles lorsque j’ai reçu l’étude de Générations futures sur la présence de pesticides dans des échantillons de cheveux d’enfants vivant en milieu rural. On en avait déjà trouvé dans le sang de cordon, dans le placenta, maintenant dans des cheveux d’enfants ! Nous avons pas loin de 15 000 produits chimiques différents dans l’organisme. Qu’attend-on pour agir ?

L’opposition entre « médecine pasteurienne » et « médecine environnementale » s’estompe-t-elle ?

Je suis optimiste. Il y a quelques années, on me prenait pour un fou. La semaine prochaine, je vais donner une conférence à Lyon devant la Société française de pédiatrie et, en octobre aux Journées parisiennes de pédiatrie. En décembre dernier, à Marseille, je me suis exprimé devant 450 généralistes. La prise de conscience est en route, mais il y a encore beaucoup d’acteurs qui réfutent la relation entre environnement et santé. Maurice Tubiana, de l’Institut national du cancer, m’a lancé, il y a quelques années : « Les pesticides c’est quand même pas les morts du tabac… » Je crois que c’est bien pire : les personnes frappées se comptent en millions.

Vous avez, entre autres, travaillé sur les risques encourus par les enfants de producteurs de fruits. Ces travaux parviennent-ils à influencer la reconnaissance de maladies professionnelles ?

Nos travaux peuvent aider à une forme de reconnaissance, mais les mutuelles sont encore très réticentes. Il y a peu, un agriculteur des Cévennes m’apprenait que les pesticides traversent maintenant la peau des fruits. Même en les pelant, on en ingère…

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