Le social-libéralisme, qu’est-ce que c’est ?

Dans le discours libéral aussi, le partage existe. Mais il s’agit moins d’un partage des richesses que d’une répartition de la misère.

Denis Sieffert  • 4 septembre 2014 abonné·es

La bataille n’a pas encore vraiment commencé, mais déjà le décor est planté. Reconnaissons au moins ce mérite à Manuel Valls. En quelques jours, il a brutalement posé les termes d’un débat que l’on peut résumer ainsi : la France va-t-elle définitivement basculer dans le libéralisme ? J’entends bien quelques amis persifleurs derrière moi : « Mais c’est déjà fait, et depuis belle lurette ! » Ce n’est évidemment pas vrai. Si nos élites politiques et la plupart des grands médias sont culturellement acquis au libéralisme économique, si nous sommes imprégnés, que dis-je, submergés par une propagande libérale qui se pare des habits neufs de la modernité, des garde-fous sont encore là. C’est précisément le but des fameuses « réformes de structures » que de faire sauter ces verrous. Un paradoxe historique veut que cette tâche incombe à la gauche dite social-démocrate.

Manuel Valls rêve donc d’être notre Tony Blair ou notre Gerhard Schröder. En quelques jours, dans un discours proprement sidérant devant le Medef, et par une série de décisions politiques, il a révélé ses objectifs, qui se trouvent être aussi ceux de Pierre Gattaz… Certes, à La Rochelle, devant les militants socialistes, il a assez habilement arrondi les angles pour ne pas s’exposer à un désaveu public. Mais c’est évidemment à Jouy-en-Josas, devant les patrons, qu’il a livré sa vérité. Chacun sait aujourd’hui à quoi s’en tenir. S’il franchit sans encombres les échéances parlementaires et sociales qui sont devant lui, le pays va passer à l’essoreuse. Le code du travail sera, comme on dit plaisamment, « assoupli », et les seuils sociaux « allégés ». Peu de chose, peut-être au début. Mais qu’importe : les digues auront cédé. La flexibilisation pourra se poursuivre ensuite au gré des nécessités économiques. Et pourquoi pas demain « des petits boulots pas forcément payés au Smic », comme l’avait demandé au mois d’avril Pascal Lamy, ancien directeur de l’Organisation mondiale du commerce et proche de François Hollande ? Gageons que l’on reviendra aussi sur la durée légale du travail, car il faudrait être bien naïf pour croire qu’Emmanuel Macron a sorti de son seul chapeau sa remise en cause des 35 heures (voir à ce sujet, p. 14, la chronique de Thomas Coutrot). Même si, à La Rochelle, Manuel Valls a jugé plus prudent de démentir ce projet. Mais la rapidité avec laquelle le Premier ministre a enterré l’encadrement des loyers, prévu dans la loi Duflot, montre qu’il ne s’encombre pas de promesses quand il juge le rapport de force favorable.

Et précisément, le rapport de force sera en partie déterminé dans les prochaines semaines, à l’Assemblée et dans les rendez-vous avec les partenaires sociaux. Il y a donc péril en la demeure. Mais, au point où nous en sommes, il ne suffit pas de s’autoproclamer, comme nous avons tendance à le faire, « la vraie gauche ». Dans leur novlangue, les sociaux-libéraux ont tôt fait de nous réduire à l’état d’« archéo-marxistes », camarades de luttes du sémillant Jules Guesde… Il est donc temps de le dire autrement. Il faudrait en vérité que beaucoup de choses changent. Bien plus encore que n’ose l’espérer Manuel Valls. En renonçant par exemple à la religion de la croissance. Le récent rapport du très libéral Conseil d’analyse économique nous le dit : il n’y aura peut-être plus jamais de croissance. Du coup, c’est le discours officiel qui est ringardisé. Et c’est peut-être un autre rapport à la consommation (la « sobriété » ou la « décroissance » ?) et la réduction du temps de travail qu’il faudrait replacer au cœur du débat public. La modernité est sans doute de ce côté. On peut aussi défendre un point de vue plus classique et « keynésien ». Celui d’une politique de relance. Mais rien de tout cela ne marche sans un autre partage des richesses. Ni rien sans une grille de lecture qui prend en compte la conflictualité sociale. La lutte de classes, pour parler clair. Au contraire du postulat libéral qui masque les conflits d’intérêts dans la société, et nous embarque tous dans la même galère. C’est cette confusion – évidemment volontaire – qui, par exemple, fausse le débat sur l’entreprise. Quand Manuel Valls prononce le mot, on ne sait plus s’il parle d’un géant du CAC 40 ou de la plus petite des PME. On sait en revanche qu’il gomme toutes les différenciations sociales qui peuvent traverser ladite « entreprise ».

Ce serait cependant une erreur de penser que les libéraux ne se soucient pas du tout de partage. Dans son intéressante interview au Point, Emmanuel Macron redéfinit la gauche à sa façon. Il faut cesser, dit-il, d’opposer un droit formel au droit réel. Passons sur le fait que le droit est toujours « formel ». Mais on devine l’idée sous-jacente : ce sont les droits des salariés qui nuisent au chômeur. On n’est pas loin de la suggestion de Pascal Lamy : cassons le Smic et créons des petits boulots. On aura des « travailleurs pauvres », mais moins de chômeurs. Comme en Grande-Bretagne et en Allemagne. On le voit bien : dans le discours libéral aussi, le partage existe. Mais il s’agit moins d’un partage des richesses que d’une répartition de la misère. C’est ce qu’on appelle le « social-libéralisme ». On cherche en vain le social.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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