Le « tourisme social », fantasme des droites d’Europe

Un arrêt de la Cour de justice européenne entend restreindre les aides aux étrangers. Une décision sans rapport avec la réalité.

Lou-Eve Popper  • 20 novembre 2014 abonné·es

La Cour de justice européenne (CDJE) a rendu le 11 novembre un arrêt autorisant les États membres de l’Union européenne (UE) à refuser des aides sociales à des étrangers communautaires qui n’ont pas d’emploi « et n’en cherchent pas ». Le Premier ministre britannique, David Cameron, s’est félicité de cette décision qui doit permettre, selon lui, de mettre un coup d’arrêt au «  tourisme social  ». Ce terme vise les migrants européens venus des pays les plus pauvres de l’UE – Bulgarie et Roumanie – qui se rendraient dans les pays voisins pour profiter des « États-providence » réputés généreux en allocations sociales. L’arrêt de la CDJE profite largement à David Cameron, qui a fait de la limitation de l’accès au marché du travail pour les ressortissants communautaires un argument central de sa campagne aux législatives de 2015. Le leader du Parti conservateur souhaite en outre renégocier les traités communautaires afin de durcir les règles sur l’immigration intra-européenne. En réalité, ce fameux «  tourisme social  » qu’évoque David Cameron est un fantasme construit de toutes pièces par les droites et les extrêmes droites européennes. Plusieurs enquêtes, menées notamment par la Commission européenne elle-même, montrent que les ressortissants communautaires ont très peu recours à des allocations. La plupart travaillent et sont des contributeurs nets. Selon un rapport établi pour la Commission européenne en 2013, les immigrés européens viennent en priorité pour travailler et non pour profiter des aides des pays riches. Ceux que l’arrêt de la CDJE désigne comme «   inactifs économiquement   » ne représentent que 0,7 à 1 % de la population totale de l’UE. Un autre rapport, publié par l’OCDE en juin, montre que l’immigration n’est pas un poids pour les économies occidentales. Au contraire, les migrants rapportent davantage en cotisations et en impôts qu’ils ne coûtent en prestations.

De toute façon, cet arrêt de la CDJE ** ne va rien changer en pratique, notamment en France, où la législation empêche déjà largement le « tourisme social ». Pour toucher les minima sociaux, les Européens doivent être présents sur le territoire depuis au moins trois mois. Et, même au-delà des trois mois requis, les caisses d’allocations familiales peuvent refuser le RSA aux citoyens européens en quête de travail et qui n’en ont pas trouvé. Sans surprise, la droite et l’extrême droite françaises ont salué la décision de la CDJE. Mais celle-ci pourrait aussi réjouir une partie de la gauche au pouvoir, s’inscrivant dans la continuité du discours stigmatisant les chômeurs, tenu, entre autres, par le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, la dimension xénophobe en plus.

Cet arrêt est révélateur d’une Europe qui se ferme progressivement aux étrangers, ressortissants européens compris. Si les Bulgares et les Roumains sont essentiellement visés ici, de manière générale, les pays membres se murent de plus en plus derrière leurs portes. Et ils ne sont pas les seuls. La Suisse a récemment voté contre l’immigration de masse. Quant à la France, sous couvert de se protéger du terrorisme, elle est aussi en train de verrouiller ses frontières. En réalité, comme le souligne l’eurodéputée EELV Karima Delli, «   ce sont les multinationales qui font du tourisme en Europe : fiscal, social et environnemental, au détriment de l’Europe et des citoyens de tous les États membres ». Pendant que les pays riches de l’Union européenne repoussent les Bulgares, les Roumains ou d’autres étrangers hors de leur territoire, ils accueillent à bras ouverts les firmes en quête d’optimisation fiscale. L’affaire « LuxLeaks » l’a une nouvelle fois montré : au cœur de l’Europe, le dumping fiscal fait rage. À défaut d’accueillir des étrangers, source de richesses pour les économies occidentales, on permet aux grands groupes financiarisés de payer moins d’impôts. En Europe, le proverbe « on ne prête qu’aux riches » n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui.

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