Les sacrifiés de l’enseignement

La souffrance au travail touche massivement les professeurs de sciences et technologies industrielles en lycée, qui subissent les conséquences d’une réforme désastreuse.

Thierry Brun  • 20 novembre 2014 abonné·es
Les sacrifiés de l’enseignement
© Photo : DANIAU/AFP

Le constat est sans appel. Depuis 2012, des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) académiques et ministériel sont alertés de cas de profonde souffrance au travail des enseignants de la filière de sciences et technologies industrielles en lycée (STI). « Les médecins de prévention des rectorats, déjà débordés et en nombre insuffisant, reconnaissent recevoir prioritairement les collègues de cette discipline », relève SUD-Éducation dans un texte rendu public le 13 novembre.

Le syndicat pointe la « réforme brutale » de 2011, qui a transformé la filière en « sciences et techniques pour l’industrie et le développement durable » (STI2D), tout en supprimant 42 spécialités. SUD-Éducation souligne qu’il existe « de nombreux cas de burn-out et un suicide, en 2013, reconnu comme “imputable au service” ». Le syndicat s’appuie ** sur une très sérieuse enquête nationale sur le stress au travail des professeurs de STI, réalisée par un laboratoire de recherche de l’université de Paris-Descartes, à la demande du CHSCT de l’académie de Nancy-Metz et d’un groupe de travail constitué de la FSU, du Snes, du Sgen-CFDT, de FO et de SUD-Éducation.

L’enquête, pour laquelle plus de 2 350 professeurs de l’ensemble des académies [^2] ont été consultés, révèle que près de 76 % de ces professeurs sont en situation de « stress élevé ». Pire, la première étape du burn-out, dite d’épuisement professionnel, est constatée chez plus de 75 % des personnels. « Nous sommes dans un engrenage malsain. On fait pression sur nous. Nous sommes de plus abandonnés et livrés à notre sort », explique Guy Rothiot, professeur de STI. Cet enseignant dans un lycée d’enseignement général et technologique à Épinal (88), syndiqué à SUD-Éducation, dénonce le naufrage de la réforme lancée par Luc Châtel, alors ministre de l’Éducation nationale, qui a entraîné la suppression des spécialités par Vincent Peillon, son successeur. « Les filières ou options STI ont été supprimées et remplacées par la seule filière STI2D, déclinée en un tronc commun d’enseignements technologiques transversaux et quatre spécialités, explique Guy Rothiot. En octobre 2012, les rectorats, suite à une circulaire ministérielle, ont mis en demeure les profs de STI d’accepter un “réétiquetage” de leur spécialité disciplinaire. » Ou ont proposé à certains de quitter la filière. Professeur dans un lycée de l’Oise, David Gorre a été convoqué par la direction des ressources humaines : « Elle voulait me reconvertir dans l’enseignement des maths alors que je veux continuer dans le génie mécanique. »

Conséquence : un « bouleversement majeur » dans l’enseignement, expliquent Gildas Thomas et Frédéric Garnier, professeurs de génie mécanique dans le département de la Manche. « On a remplacé des laboratoires, des ateliers et des machines-outils permettant d’acquérir des pratiques scientifiques par un petit nombre d’ordinateurs et des logiciels qui sont des usines à gaz, résume l’un d’eux. On doit vaguement enseigner toutes les spécialités, qu’on ne maîtrise pas, en supprimant les groupes restreints d’élèves et en réduisant les effectifs enseignants ! Résultat, depuis que la réforme est appliquée, la formation est bidon, alors que la voie technologique en lycée permettait l’ascension sociale de nombreux élèves et concourrait au développement industriel du pays. »

De leur côté, les CHSCT ont rendu des avis incontestables : « Comment peut-on demander à un salarié, même de niveau bac + 5, de se reconvertir en si peu de temps, avec un faible accompagnement ? Dans ce domaine, les retours du terrain ont souvent été niés ou minimisés par la hiérarchie. En résulte une démotivation approfondie chez certains, qui s’estiment broyés par la machine Éducation nationale, alors même qu’ils étaient particulièrement impliqués dans leurs missions en STI », souligne le CHSCT de l’académie de Strasbourg, dans un avis du 12 avril 2013. Les professeurs de STI dénoncent l’abandon de leur filière par l’État pour des raisons d’économie et se savent sacrifiés par leur hiérarchie. Guy Rothiot conclut, écœuré : «   Nous ne représentons rien, environ 10 000 profs sur plus de 800 000 ! Les lycées technologiques sont morts et la formation sera renvoyée à l’enseignement supérieur. »

[^2]: On peut lire cette enquête, rendue publique fin octobre, sur le site de SUD-Éducation : www.sudeducation.org

Société
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