Syriza, entre volontarisme et réalisme

Face aux tenants de l’ordre néolibéral, le programme du parti reste mal connu. Décryptage de ses principales propositions.

Olivier Doubre  • 22 janvier 2015 abonné·es
Syriza, entre volontarisme et réalisme
© **Pour un résumé plus complet du programme de Syriza :** « Ce qui a été dit à Thessalonique, l’engagement de Syriza auprès du peuple grec », Manolis Kosadinos, sur www.syriza.org Photo : AFP PHOTO/ LOUISA GOULIAMAKI

Àl’heure où toutes les enquêtes d’opinion donnent Syriza en tête aux élections du 25 janvier en Grèce, menaces, désinformation, mensonges et approximations ne cessent d’être avancés à l’égard de la coalition de la gauche de la gauche grecque. Tant par les médias en faveur du statu quo néolibéral que par la droite grecque, les institutions européennes et les dirigeants des grands États (du nord) de l’Union européenne, notamment du côté de Berlin. Tout semble bon dans cette campagne d’une grande violence verbale et parfois physique (le climat sur place rappelle davantage les joutes électorales en Amérique latine que celles d’un pays européen) pour tenter d’affaiblir Syriza. L’objectif étant surtout de l’empêcher d’avoir la majorité absolue au Parlement. Et donc de l’obliger à négocier une alliance sur sa droite, puisqu’à sa gauche ne subsiste qu’un parti communiste au sectarisme obtus. Mais pourquoi Syriza effraie-t-il tant les tenants de l’Europe et de la mondialisation libérales, en premier lieu la Banque centrale européenne (BCE), auprès de laquelle la Grèce a contracté la très grande majorité de son énorme dette publique ? Sans doute parce que son programme se fonde justement sur la rupture avec les politiques d’austérité qui ont plongé le pays dans un état de misère sociale et de chômage de masse, aggravé par le démantèlement du droit du travail et la baisse massive des salaires. Revue non exhaustive de ses principales propositions, entre volontarisme et réalisme.

Euro et politique monétaire

C’est la principale intox en vogue ces derniers temps : d’aucuns, jusque dans les grands médias internationaux, soutiennent que Syriza souhaitait il y a peu l’abandon de l’euro par la Grèce, mais serait aujourd’hui revenu sur ce point, à des fins électorales. Or, la formation n’a jamais été en faveur de la sortie de la zone euro ! Certes, comme dans toute coalition, les positions peuvent varier en son sein : si quelques voix minoritaires ont parfois émis cette éventualité, Alexis Tsipras a toujours été clair en faveur du maintien de l’euro, mais pas à n’importe quel prix. Réaffirmant que la Grèce est un État souverain et ne saurait céder à des formes de chantage, comme la menace par les institutions européennes de lui couper toute liquidité, à l’exemple de Chypre en 2013 ou, dans une moindre mesure, de l’Irlande en 2010. Et les dirigeants de Syriza d’insister, à l’instar de Stathis Kouvélakis, professeur franco-grec de philosophie politique au King’s College de Londres et membre du Comité central de la coalition : « On peut aussi demander aux institutions européennes ou à la droite allemande si c’est vraiment dans leur intérêt de faire sortir la Grèce de la zone euro. »

Politique fiscale et sociale

En 1953, la dette de l’Allemagne est colossale. À la dette d’avant-guerre, qui s’élève à 22,6 milliards de marks (intérêts compris), s’ajoute celle d’après-guerre, estimée à 16,2 milliards. Afin de ne pas répéter les erreurs du traité de Versailles et de ménager ce nouvel allié de l’Ouest face à la menace communiste, les États-Unis sont à l’initiative d’un accord conclu à Londres, le 27 février 1953, avec l’Angleterre, la France, la Hollande, la Belgique, la Suède, la Suisse, mais aussi la Grèce et l’Allemagne. Cet accord réduit la dette allemande de 62,6 %, établit la possibilité de suspendre les paiements pour en renégocier les conditions en cas de mauvaise conjoncture, et permet à l’Allemagne de rembourser dans sa monnaie nationale. Les créanciers autorisent en outre le pays, dont la balance commerciale est déficitaire, à substituer à ses importations des biens de sa propre production, allant même jusqu’à stimuler ses exportations.

L’accord de Londres, qui vise à permettre à l’Allemagne de rembourser sans s’appauvrir, est un succès. « À partir de là, l’Allemagne s’est portée comme un charme pendant que le reste de l’Europe se saignait aux quatre veines pour panser les plaies laissées par la guerre et l’occupation allemande », constatait en 2011, dans Der Spiegel, l’historien Albrecht Ritschl. À comparer ce traitement avec celui qui est appliqué aux Grecs, on comprend que ceux-ci, qui n’ont jamais récupéré les milliards pillés dans leur pays par les nazis, l’aient mauvaise.

S’il arrive aux responsabilités, Syriza distinguera la question de la dette publique de celle des mesures d’austérité (imposées à la Grèce au nom du remboursement) inscrites dans les mémorandums de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Le parti souligne ainsi l’impossibilité de rembourser cette dette considérable, accrue par le cercle vicieux de l’austérité, puisqu’en 2009 elle ne s’élevait qu’à 125 % du PIB grec, contre 175 % aujourd’hui. Dans la présentation de son programme, à Thessalonique, en décembre dernier, Alexis Tsipras expliquait : « Les dits “plans d’aides” proposés “en échange” des politiques d’austérité voulues par la troïka ont servi majoritairement à rembourser les banques européennes, créancières de l’État grec, alors que l’économie, la société, le peuple grec n’en ont nullement profité. » En cas de victoire, Syriza ira donc négocier avec les institutions européennes pour un effacement de la plus grande partie de la dette – désormais due à la BCE, les banques privées n’étant plus que des créanciers marginaux –, sur le modèle de celui dont bénéficia l’Allemagne en 1953. Car il faut aujourd’hui « permettre au pays de respirer de nouveau ». Et Syriza d’insister sur la souveraineté du pays, se réservant la possibilité, en cas de refus, d’utiliser les moyens dévolus aux États souverains, comme la cessation de paiement. La coalition veut croire à la négociation, non à la confrontation, même si elle sait bien qu’obtenir gain de cause ne sera pas aisé, puisque cela risquerait d’ouvrir l’appétit des nombreux autres États endettés de l’Union européenne. En revanche, concernant les mémorandums, Syriza s’engage à démanteler leurs mesures socialement injustes. Ce qui signifie : augmentation du Smic (qui a baissé de 30 % ces dernières années), réinstitution de conventions collectives (tout bonnement supprimées, du fait des mémorandums) et donc d’un véritable droit du travail (taillé en pièces au nom de l’austérité imposée au pays), suppression d’impôts et de taxes (décidées ces dernières années) socialement injustes, etc. Pour financer sa politique sociale, Syriza puisera d’abord dans ce qui est aujourd’hui consacré au paiement de la dette, et d’abord de ses intérêts, afin de faire face à la véritable « urgence humanitaire »  : fourniture gratuite d’électricité aux foyers les plus pauvres, subvention alimentaire à au moins 300 000 foyers sous le seuil de pauvreté, soins médicaux accessibles à l’ensemble de la population, paiement d’un 13e mois aux retraités, gratuité des transports publics pour les citoyens en précarité, baisse de la TVA sur le fuel de chauffage, etc. Ces mesures, au coût strictement chiffré d’environ deux milliards d’euros, seront financées grâce à une politique fiscale plus juste et via une réorientation des ressources budgétaires destinées aujourd’hui au seul remboursement de la dette et à son rendement.

Écologie et énergie

Dans un pays où le saccage de l’environnement n’a cessé de s’accroître, où les constructions sans règles sont endémiques, Syriza est, depuis sa création, l’espace politique qui porte ces questions. Or, les maigres protections en vigueur ont été supprimées, là encore en application des mémorandums permettant la multiplication de grands projets touristiques, immobiliers ou infrastructurels aux coûts environnementaux très élevés, laissant planer des soupçons d’importants dessous-de-table. Syriza compte donc agir fortement contre cette dynamique délétère. Toutefois, si l’écologie est au cœur de la culture politique du parti, la question de la transition énergétique demeure, pour l’instant, compliquée. En effet, la Grèce est totalement (ou presque) dépendante du pétrole, et les projets concernant les énergies alternatives ont trop souvent, jusqu’ici, été le cheval de Troie de privatisations d’espaces. C’est le cas de plusieurs projets éoliens, parfois montés par des organisations à caractère mafieux, et qui ont rencontré une forte opposition des populations locales. Pour Stathis Kouvélakis, « l’écologie est donc un axe fort du projet de Syriza, mais qui doit, en la matière, avancer de façon réaliste, pas à pas. »

Politique migratoire

Face à une opinion publique grecque souvent très hostile en la matière, l’immigration est sans doute l’un des thèmes les plus difficiles promus par Syriza. Si la coalition a des liens historiques étroits avec le mouvement antiraciste et les structures de terrain agissant en faveur des migrants, son courageux positionnement de principe a un coût politique avéré. Et l’actuel gouvernement Samaras ne se prive pas de pilonner Syriza sur ce sujet – non sans un certain succès immédiat. Cependant, Syriza s’est toujours refusé à transiger sur ces principes, apportant un démenti assez clair à une idée répandue en Europe, notamment en France, qui voudrait que, fort d’un électorat populaire, on soit contraint à « mettre de l’eau dans son vin » sur l’immigration. Or, Syriza maintient le cap et propose une réforme généreuse des principes d’acquisition de la nationalité et l’abrogation des directives européennes dites « Dublin II », qui, de fait, ont transformé la Grèce en un véritable « piège à migrants ». Ces directives reposent sur le principe que le pays d’entrée des migrants dans l’Union européenne doit décider de leur situation administrative : un migrant en situation irrégulière dans un État européen sera d’abord expulsé vers le pays dans lequel il a pénétré dans l’UE. Syriza exigera donc une renégociation de la politique migratoire européenne, pour une répartition équitable de la gestion de ce flux entre tous les États de l’UE. Un point crucial lorsqu’on sait que la très grande majorité des migrants arrivés en Grèce, vu la situation du pays, souhaitent rejoindre un autre État membre.

Démocratie et institutions

Très fortement attaquée, car considérée comme trop « progressiste » par les partis de droite, la Constitution de 1974, adoptée à la fin de la dictature des colonels, fait l’objet d’une défense résolue de la part de Syriza. Toutefois, la Grèce, affrontant la plus grave crise économique de son histoire en temps de paix, connaît comme toutes les démocraties occidentales, mais de façon sans doute plus aiguë, une crise de ses institutions représentatives. Avec une forte progression de l’abstention ces dernières années. C’est pourquoi la coalition de gauche propose une série de mesures tendant à régénérer la participation et la mobilisation des citoyens. En mettant l’accent sur des formes de démocratie participative (notamment de contrôle populaire des services publics) ou en introduisant la possibilité de référendums d’abrogation ou de proposition d’initiative populaire. Non sans refonder, en outre, un service public de l’audiovisuel, « défendant le pluralisme et la qualité ». On le voit, le parti d’alexis Tsipras a un programme au progressisme volontaire. Il reste qu’il a devant lui une tâche immense. La confrontation au réel ne sera pas simple et nécessitera certainement adaptations et compromis, dans un pays où les enseignants se mobilisent aujourd’hui collectivement pour leurs élèves – dont certains, qui ne mangent pas à leur faim, s’évanouissent d’inanition en classe.

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Athènes, capitale de la gauche
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