Espagne : La révolution selon Podemos

Nouveau test, dimanche 22 mars en Andalousie, à l’occasion des élections régionales anticipées, pour le jeune parti issu des « Indignés ». Un ovni politique qui veut dynamiter le système espagnol… Et européen.

Erwan Manac'h  et  Marie Chambrial  • 19 mars 2015 abonné·es
Espagne : La révolution selon Podemos
© Photo : AFP PHOTO / JORGE GUERRERO

L’euphorie est partout la même. Souvent grave et mêlée d’inquiétudes. Parfois légère et souriante. Avec un rituel identique, sous les néons d’une salle de réunion moderne du centre-ville de Séville, ou dans une salle polyvalente de la périphérie résidentielle ouverte aux quatre vents. Quel que soit leur âge, leur rang ou leur niveau d’éloquence, tous sont là pour parler. Longuement, parfois pour défaire ce qui vient d’être fait ou réinventer la participation citoyenne. Mais tous avec une frénésie rare. L’Andalousie, vaste région agricole au taux de chômage le plus élevé d’Europe (28 %), est appelée aux urnes le 22 mars pour des élections régionales anticipées. Podemos, apparu en janvier 2014 de la rencontre d’Izquierda anticapitalista (« Gauche anticapitaliste ») et de professeurs de l’université Complutense de Madrid, dont Pablo Iglesias fait partie, n’a pas encore élu ses dirigeants régionaux en Andalousie. Mais, depuis mai 2014 et son bon score aux européennes (8 %), son explosion n’en est pas moins fulgurante qu’ailleurs en Espagne. Séville ne comptait qu’un seul « cercle » de citoyens au lendemain du scrutin, ils sont 17 aujourd’hui. La candidature à l’élection régionale est emmenée par Teresa Rodriguez, une des figures nationales du mouvement. Elle incarne une ligne politique opposée à celle de Pablo Iglesias en demandant plus d’horizontalité dans le parti.

Dans chacune de ces assemblées de quartier, la rhétorique contagieuse du mouvement du 15M, dit des « Indignés », entend faire table rase du jeu politique espagnol. Beaucoup ont les mêmes mots à la bouche, comme un refrain. Plus qu’un parti, Podemos est « un outil pour le changement ». Il n’y a plus de « gauche » et de « droite », toutes deux compromises dans un système malade. Mais « eux », la « caste » des puissants. Et « nous », « les 99 % ». Le « peuple espagnol qui se réveille ». C’est la première prouesse d’Iglesias et de sa bande, fortement inspirés de la gauche latino-américaine : surfer sur une adversité nouvelle, d’autant plus efficace qu’elle est moins clivante que l’antagonisme gauche/droite. « Être de gauche, c’était appartenir à des partis déjà au pouvoir. Nous, nous avons une identité citoyenne construite contre un ennemi », lance Jorge Hidalgo, 28 ans, élu interne à Podemos Cordoue. Le diplômé de science politique a abandonné son travail de directeur financier dans une grande entreprise pour se consacrer à son engagement politique. Aujourd’hui, il compte une quinzaine de réunions par semaine pour assurer son rôle, pourtant modeste, d’activiste dans une ville moyenne.

Cette dialectique nouvelle s’appuie aussi, chose plus inhabituelle, sur un discours patriotique. « Podemos fait un travail intense de (re)construction de l’Espagne en tant que peuple. Cela inclut une nouvelle relation à la “patrie”, que la droite s’était appropriée depuis la victoire de Franco », observe Antonio Calleja, participant au 15M et chercheur en science politique. « Un discours populiste, oui ! », lance, goguenard, un grand brun débraillé, anarchiste de son état, qui se livre sans détour à la sortie d’une « Assemblée citoyenne » à Séville. «  Mais c’est comme cela qu’on convaincra les classes populaires et qu’on obtiendra une majorité sociale contre l’austérité. » Le bonhomme boit le moment avec délice. Comme lui, ils sont nombreux, militants chevronnés de la gauche antilibérale, à « jouer le jeu » et à « assumer » les risques d’une personnification du pouvoir et du piétinement de quelques-unes de leurs certitudes. C’est le cas des militants d’Izquierda Anticapitalista (IA), un mouvement comparable au NPA français, dont Teresa Rodriguez fait partie. « Notre participation à Podemos a généré beaucoup de contradictions, ce n’est pas facile pour nous, avoue Estanislao, 24 ans, salarié de Podemos Séville pour la campagne régionale, venu d’IA. Le discours d’Iglesias est de plus en plus à droite parce qu’il veut gagner les élections et les nouveaux arrivants ont un niveau plus faible de conscience politique, assure ce militant pétri de références politiques, aux yeux cernés par les heures passées sur les réseaux sociaux.  Mais la révolution n’aura pas lieu sans eux. »

Juan-Jesús est l’un de ces néophytes, arrivés par milliers après l’été, la plupart pour leur première expérience politique. Ce réceptionniste d’une cinquantaine d’années s’avoue d’ailleurs largué par les longues discussions techniques qui accaparent tout le temps du cercle de l’est de la banlieue de Séville. Mais ce n’est pas pour lui gâcher le plaisir. « Moi je n’ai pas d’idée politique, je la construis maintenant avec Podemos », assure-t-il dans un large sourire.

Tous sentent qu’une page vierge s’ouvre avec Podemos. Ils sont davantage séduits par une méthode rafraîchissante que par un projet politique dont le flou est assumé par les têtes pensantes du mouvement. « Nous voulons ouvrir une fenêtre. Si tu définis trop, tu laisses beaucoup de gens en dehors de ta ligne », raconte Jorge Hidalgo à Cordoue. Ce flou est pourtant largement dissipé depuis les européennes. Pour les élections andalouses, un programme de 433 mesures a été présenté le 4 mars : audit de la dette publique andalouse, facilitation des pétitions populaires, création d’un référendum révocatoire, primeur donnée aux entreprises de l’économie sociale et solidaire dans les appels d’offre… Au niveau national, on connait aussi les mesures phares du mouvement, comme le revenu de base pour tous ou la révocation du traité de Lisbonne régissant l’Union européenne. Podemos propose de rompre avec le libéralisme. Le parti s’est donné à l’automne une organisation complexe et contradictoire, conçue pour marier l’aura grandissante de Pablo Iglesias avec la soif de « démocratie directe » de la base. Toute décision importante est prise par l’ensemble de ses membres. Plus de 352 000 personnes à ce jour, sur simple inscription gratuite et ouverte à tous, étrangers y compris. Tout est voté par Internet : le programme, la nomination des cadres du parti, la désignation des candidats aux élections et les alliances. Pour les petites décisions et la gestion du parti, des conseils citoyens sont élus dans les villes, les régions et au niveau national. C’est dans ces instances que l’on retrouve une armée de jeunes diplômés, souvent précaires ou sans emploi, qui donnent à Podemos son efficacité dans les villes. Au sommet de cette pyramide, un « porte-parole » unique : Pablo Iglesias.

Ce système « vertical » cohabite avec des centaines de cercles, unités légalement indépendantes qui se créent tous azimuts autour d’une trentaine de membres, par quartier ou sur un thème (culture, économie, féminisme, etc.). Ils font vivre Podemos en milliers d’heures de réunions, centaines d’élections internes et kilomètres de mails. Ils sont plus instables, transgénérationnels et idéologiquement hétérogènes que les conseils citoyens, et leur pouvoir effectif au sein du parti est limité. Entre les cercles d’un côté et les conseils citoyens de l’autre, la cohabitation est parfois électrique. Les uns s’accrochent à la démocratie directe lorsque les autres cherchent à pallier l’urgence. Les conseils citoyens, élus par les 352 000 inscrits, loin d’être tous impliqués dans des cercles, sont souvent plus proches de la ligne de Pablo Iglesias… Ce qui en agace certains. « C’est le principal problème que nous avons, peste Ricardo Gutierrez, 34 ans, membre du cercle de Séville centre. Dans toutes les élections internes de Podemos, il y a des personnes qui sont imposées par Iglesias. Or, s’il veut gagner le pouvoir, il doit créer un processus avec tout le monde. Pas seulement depuis Madrid, avec les médias.   »

Pour les municipales, le 24 mai, le champ a été laissé libre aux cercles. Podemos a voté le principe qu’aucune liste en son nom ne se présenterait. Mais dans la plupart des villes, des listes « d’unité populaire » sont en construction avec des noms d’emprunt, comme « Sevilla Sí Puede ». Le premier à pâtir de la montée de Podemos en Andalousie devrait être Izquierda Unida (IU), l’équivalent du Front de gauche en France. Il sort affaibli d’une coalition au pouvoir avec le PSOE (sociaux-libéraux). C’est l’aveu de Sergi Argimón, syndicaliste aux Commissions ouvrières (CCOO), en lutte contre les suppressions de postes dans l’audiovisuel public (350 précaires licenciés en 5 ans à Séville). Il a toujours voté pour Izquierda Unida, mais il se dit tenté aujourd’hui par un vote Podemos. Les sondages prédisent aussi une baisse du PSOE comme du Parti populaire (PP) et, à observer les cercles, Podemos récolte aussi parmi les abstentionnistes. Yiyi López, 33 ans, cheveux courts et rouges, fait partie du cercle « culture » de Podemos Séville. Elle n’a voté qu’une seule fois dans sa vie, il y a treize ans. « C’est le premier parti politique qui prend en compte l’opinion des gens », explique-t-elle. Mais la route vers le pouvoir n’est pas tracée pour Podemos. Il doit surmonter son retard dans les campagnes, à commencer par l’Andalousie, rurale et socialiste depuis 1992. Les derniers sondages le donnent à 19 %. Un score qui le placerait en position d’arbitre et rendrait la Région ingouvernable sans alliances. Un sujet sensible, qui le sera d’autant plus à l’approche des élections générales, prévues au mois de novembre.

Au plan national, Podemos est donné légèrement devant le PSOE et le PP (à 22,5 % selon une étude du 8 mars), mais les projections en nombre de sièges lui prédisent un léger retard du fait de la surreprésentation des campagnes dans le système électoral espagnol. Depuis peu, Podemos fait aussi face à un autre mouvement « citoyen », Ciudadanos, classé au centre droit, qui connaîtrait une éclosion détonante (18,4 %). Il doit aussi avancer sous le feu nourri de ses adversaires. Le financement de l’émission « Tuerka », animée par Pablo Iglesias, lui a valu sa première tempête politico-médiatique. Un cadre du parti, Juan Carlos Monedero, y a injecté 425 000 euros reçus à la fin 2013 de la banque de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Venezuela, Équateur, Bolivie et Nicaragua) pour des travaux de conseils « confidentiels ». La presse révélait aussi les manœuvres d’« optimisation fiscale » de l’universitaire, qui a fini par payer 200 000 euros au fisc en janvier. Depuis, Podemos accuse une baisse dans les sondages. Dernière inconnue, la capacité du parti à surmonter les contradictions internes et une organisation qui pourrait se révéler lourde à l’épreuve du pouvoir, ou une fois la dynamique retombée. Selon les mots d’Iglesias lui-même, Podemos est condamné à « gagner ou mourir ».

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