Stéphane Brizé : « Faire confiance au spectateur »

Dans la Loi du marché, Stéphane Brizé confronte la fiction et le documentaire, notamment en faisant jouer des comédiens non professionnels. Il réfléchit ici aux liens entre l’intime et le politique.

Christophe Kantcheff  • 13 mai 2015
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Stéphane Brizé : « Faire confiance au spectateur »
La Loi du marché , Stéphane Brizé, 1 h 33, en salle le 19 mai.
© NORD-OUEST FILMS / ARTE FRANCE CINÉMA

Stéphane Brizé concourt pour la première fois dans la compétition officielle à Cannes. Avec l’un de ses meilleurs films, qui, à l’entendre, marque un tournant dans sa façon de réaliser. La Loi du marché, en effet, a ce quelque chose de brut, de direct – à l’image même de son titre – qui s’impose comme une évidence. Mais, avant d’en venir à la Loi du marché, l’entretien a d’abord pris un tour personnel au sujet du film précédent du cinéaste, Quelques heures de printemps, qui voit un fils se confronter à une mère que la maladie va bientôt emporter. Et c’est par cette porte, celle des émotions et des affects, que Stéphane Brizé est entré, avec nous, dans son nouveau film.

Qu’est-ce qui distingue Thierry, le personnage principal de la Loi du marché, de ceux que vous avez mis en scène auparavant ?

Stéphane Brizé : Dans les films précédents, le personnage principal connaissait un dysfonctionnement affectif qui n’avait pas d’influence sur sa situation sociale. C’est la première fois que je mets en lien l’intime et le politique. C’est aussi la première fois que je montre un couple qui s’aime. Ces scènes-là, d’un amour tranquille, quotidien, ont un enjeu dramaturgique dilué. Il faut réussir à capter quelque chose sans tomber dans la mièvrerie. Au début du film, on voit le couple et son fils handicapé moteur en train de dîner : c’est une scène de bienveillance familiale toute simple. Je l’ai imaginée une fois sur le plateau. Elle m’a semblé soudain nécessaire, parce qu’elle raconte combien ces gens sont solides, tiennent debout. Or, le film pose cette question : pour un CDI, faut-il accepter de se mettre à genoux et perdre ce qui nous constitue fondamentalement ? J’ai pensé que le meilleur moyen de suggérer quelle serait la réponse de Thierry était de passer par l’intime, et non par une revendication sociale un peu bravache du type : « Je ne fais pas ceci ni cela »…

Pourquoi un enfant handicapé ?

Parce que l’arrivée d’un enfant handicapé est un événement douloureux qui devient une épreuve insurmontable si on le subit. Mais si on en fait quelque chose, il peut donner de la force, ce qui est le cas des parents dans le film. Si je peux me permettre, votre journal s’appelle Politis, on y entend immédiatement le mot « politique », c’est-à-dire « organisation de la cité ». Or, je suis sensible au fait que nous ayons commencé cet entretien en parlant de l’intime. Si l’organisation de la cité n’est pas structurée sur des rapports humains et des valeurs humaines, autrement dit de l’intime – ce qui manque cruellement aujourd’hui –, ce n’est que de la mécanique. La politique n’est pas que de la mécanique, ni ne se réduit à un point de vue intellectuel.

Auriez-vous pu faire le film en recourant à un comédien non professionnel plutôt qu’à Vincent Lindon pour incarner Thierry ?

J’aurais fait moins de fiction. Ce qui notamment m’intéressait dans ce projet, c’était de confronter la fiction avec des éléments du documentaire. Pas seulement dans la façon de filmer, mais aussi dans la structure narrative. Parce que celle-ci procède davantage par empilement que par suite de séquences guidées par un point dramaturgique récurrent. Donc, pour en revenir à Vincent Lindon, il apporte de la fiction, comme le scope, d’ailleurs. En outre, je ne suis pas sûr qu’un acteur non professionnel aurait pu faire tout ce qu’il accomplit dans le film. Vincent Lindon charpente le film, c’est lui qui le soutient.

Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ?

Il y a un scénario écrit intégralement, mais les comédiens ne l’ont pas lu. Ce que je leur ai donné, Vincent compris, ce sont les informations qu’ils devaient connaître à propos de leur personnage et des situations dans lesquelles celui-ci est plongé. Ils n’ont pas improvisé mais créé leur dialogue à partir de ces informations. Pour me rapprocher d’une vérité, j’ai utilisé la réalité brute des acteurs non professionnels, qui ont une parole plus précise encore qu’une scène bien écrite. Par exemple, la banquière, dans le film, parle de « capital restant dû ». Ce mot, « restant dû », que nous n’avions pas écrit dans le scénario, nous emmène vers une grande vérité.

Votre caméra reste beaucoup sur Thierry, même quand il écoute. Ainsi, le spectateur imagine sa voix intérieure et les flux d’émotion qui le traversent…

Le plus difficile, dans la construction d’une histoire, c’est l’élaboration des creux, dans lesquels le spectateur va projeter sa propre histoire. Cette voix intérieure, c’est celle de celui qui regarde. Le fait d’être en focus sur Thierry crée une empathie que je n’avais jamais suscitée vis-à-vis d’un personnage dans mes films précédents. Du coup, cela nécessite moins de séquences et moins d’explications. Parce que le film fait davantage confiance au spectateur et le maintient sans cesse en alerte. Pour moi, c’est une révolution. Je suis plus apaisé, aussi puis-je me permettre plus de chaos, plus de vertige, sans avoir besoin d’être rassuré par une structure narrative plus classique. Mais je veux aussi que le film reste compréhensible par tout le monde.

Que pensez-vous de la situation dans laquelle se retrouve Thierry ?

Nous sommes tous confrontés à des dilemmes moraux. Par exemple, en tant que réalisateur, quand on a un premier succès public, on est immédiatement approché par des gens qui nous proposent des chèques avec des montants qu’on n’avait jamais connus. Mais, pour Thierry, c’est une question de survie. Et cette question est posée tous les jours à nombre de personnes d’une manière brutale et cynique. En même temps, je veux croire que l’homme peut être beaucoup plus grand que le système dans lequel il évolue.

Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes
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