Pierre Khalfa : « Il faut une crise politique en Europe »

Pierre Khalfa répond à Frédéric Lordon, qui a défendu dans Politis une sortie de l’euro comme « plan B » pour sortir des politiques néolibérales.

Sasha Mitchell  • 23 septembre 2015 abonné·es
Pierre Khalfa : « Il faut une crise politique en Europe »
Pierre Khalfa Coprésident de la Fondation Copernic.
© PAULETTO / CITIZENSIDE / AFP

Pour Pierre Khalfa, la refondation de l’Europe doit avoir lieu si possible dans le cadre de la monnaie unique et de l’Union européenne – et en dehors si nécessaire [^2].

Sur quels points êtes-vous en désaccord avec Frédéric Lordon lorsqu’il affirme que « l’impossibilité d’un autre euro commence à entrer dans les esprits » (voir Politis n° 1368, paru le 9 septembre) ?

Pierre Khalfa : Pour moi, la question ne porte pas sur la sortie ou non de l’euro, mais sur la stratégie à mettre en œuvre pour rompre avec les politiques néolibérales. Que la sortie de l’euro puisse être le résultat d’une bataille politique, d’un affrontement avec les institutions européennes, c’est possible, bien que pas obligatoire. Il ne s’agit donc pas de refuser par principe une sortie de l’euro. La divergence avec Frédéric Lordon vient du fait qu’il fixe la sortie de l’euro comme un préalable pour engager la rupture avec les politiques néolibérales. Or, la sortie de l’euro aurait un prix économique et politique. Une dévaluation massive de la monnaie entraînerait un appauvrissement de la population, et la nouvelle monnaie serait probablement soumise à la spéculation financière. De plus, on assisterait à un renchérissement des importations. Le risque serait alors d’entrer dans un cycle dévaluation-inflation-dévaluation entretenu par la spéculation contre la monnaie. Enfin, si le tissu économique est déstructuré, il n’est pas sûr que la meilleure compétitivité-prix permise par la dévaluation améliore significativement les exportations. À l’inverse, l’annulation totale ou partielle de la dette qui devrait accompagner le retour à la monnaie nationale redonnerait des marges de manœuvre budgétaires. Elle permettrait, d’autre part, d’utiliser la création monétaire pour financer le redémarrage économique du pays et engager la transition énergétique. Mais le déficit commercial perdurerait néanmoins, et les nécessaires apports extérieurs en capitaux donneraient une arme importante aux marchés financiers.

Quelles seraient les conséquences politiques d’une sortie de l’euro ?

Le prix politique à payer serait également élevé. Les sondages valent ce qu’ils valent mais, en juillet dernier, 67 % des personnes interrogées se déclaraient opposées à une sortie de la France de l’euro. Dans le même temps, seuls 24 % des interrogés pensaient que les politiques d’austérité étaient une bonne chose pour résoudre les problèmes économiques. Construit-on une majorité politique sur la sortie de l’euro ou sur le refus de l’austérité ? C’est le dilemme auquel était confronté Tsipras. Les Grecs voulaient rompre avec les politiques d’austérité tout en restant dans l’euro. À partir de cela, Tsipras a essayé de négocier. Mais, pour négocier, il faut un rapport de force, et on peut reprocher au gouvernement grec de ne pas avoir tenté de créer ce rapport de force et de s’être laissé enfermer dans des négociations où il était complètement isolé.

**Avec la signature, le 13 juillet, du troisième mémorandum, synonyme de renforcement de l’austérité et d’accélération des privatisations, la Grèce ne s’expose-t-elle pas à des coûts encore plus élevés que ceux qu’entraînerait une sortie de l’euro ? **

Entre la signature de ce mémorandum et la sortie de l’euro, il est clair qu’il valait mieux sortir de l’euro. Mais on peut penser qu’il existe une troisième voie, certes étroite, entre la capitulation et la sortie de l’euro. Frédéric Lordon reproche à ses adversaires leur abstraction, mais c’est lui qui fait abstraction de tout contexte politique. Pour Lordon, il fallait que Syriza annonce en janvier que la Grèce devait sortir de l’euro. Il n’aurait probablement jamais gagné les élections si cela avait été le cas !

Comment cette troisième voie peut-elle se concrétiser ?

Si l’on accepte le fait qu’une rupture ne se fera pas d’emblée au niveau européen mais qu’elle commencera à l’échelle nationale, la question centrale est de savoir quelles mesures un gouvernement de gauche radicale devrait prendre pour rompre avec les politiques néolibérales. Si cela se produit demain en Espagne ou en France, on assistera probablement à une explosion des taux d’intérêt sur la dette. Et il est aussi probable que la BCE n’interviendrait pas, alors qu’elle pourrait le faire. Il faudrait alors que des mesures unilatérales soient prises pour sortir la dette publique de l’emprise des marchés financiers et reprendre le contrôle des banques. Il s’agirait de mesures contraires aux traités européens, qui entraîneraient un bras de fer avec les institutions européennes. Que se passerait-il alors ? Expulser l’Espagne ou la France de la zone euro, c’est autre chose que de faire sortir la Grèce, qui pèse relativement peu dans l’économie européenne. Ce serait synonyme d’éclatement de la zone euro, de disparition de la BCE. Donc le rapport de force qu’il serait possible de construire dans ces conditions serait meilleur que pour la Grèce.

Vous êtes également en désaccord sur la question de l’internationalisme…

La question européenne ne relève pas de l’internationalisme. Il s’agit d’une question stratégique. Nous avons besoin de l’Europe – d’une Europe refondée – pour quatre raisons. Premièrement, nous sommes passés d’un capitalisme organisé à l’échelle nationale à un capitalisme global. Dans ce cadre, les marges de manœuvre au niveau national n’ont certes pas disparu, mais elles se sont réduites, et ce d’autant plus que les économies européennes sont aujourd’hui fortement intégrées. Face à la puissance du capital globalisé, il faut un espace politique et économique qui puisse faire contrepoids. La deuxième raison renvoie à la montée de la xénophobie et des tensions nationalistes, nourries en partie par les thérapies néolibérales. Croire que la réponse à cela est l’éclatement de l’Union européenne est une absurdité. Cela nous mène au troisième point, à savoir le dumping fiscal et social, que l’éclatement de l’Europe ne résoudrait en rien. Enfin, la dernière raison tient au rapport de force dans les négociations internationales, face à des pays comme la Chine. Pour peser dans les négociations, il faut un acteur de taille continentale.

Comment atteindre ces objectifs face à des institutions européennes dont le positionnement idéologique laisse très peu de marges de manœuvre ?

Il faut une crise politique en Europe. La politique des petits pas qu’a tentée de mettre en place la social-démocratie européenne a échoué. Il faut des chocs, des ruptures. Dans l’état actuel des choses, ces chocs ne peuvent venir que de l’échelle nationale, avec, on peut l’espérer, un phénomène de contagion qui permettrait à terme une refondation de l’Europe.

[^2]: Attac et la Fondation Copernic organisent un colloque sur ce sujet, en présence de Frédéric Lordon, le samedi 14 novembre, de 13 h 30 à 19 h, à la salle Jean-Dame, 17 rue Léopold-Bellan, Paris IIe.

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