Turquie : « Erdogan n’a jamais accepté l’idée de l’autonomie pour le Kurdistan »

Coprésidente du Congrès démocratique des peuples, l’avocate Sebahat Tuncel dénonce une nouvelle vague de répressions contre le peuple kurde. Et détaille les diverses positions en vue d’une solution politique au conflit.

Denis Sieffert  • 2 septembre 2015 abonné·es
Turquie : « Erdogan n’a jamais accepté l’idée  de l’autonomie pour   le Kurdistan »
© Photo : STRINGER/AFP

Prenant prétexte de l’attentat de Suruç, le 20 juillet à la frontière syrienne, le gouvernement turc a lancé plusieurs raids sur la région. L’explosion attribuée au groupe État islamique (EI) avait causé la mort de 32 jeunes Kurdes. Mais, étonnamment, ce sont les Kurdes, bien plus que les jihadistes de l’EI, qui sont ciblés par la répression. Sebahat Tuncel, invitée à l’université d’été d’Ensemble !, analyse les causes profondes de ce retour à la violence après une période de trêve.

Comment expliquez-vous ce nouveau durcissement du pouvoir turc sur la question kurde ?

Sebahat Tuncel : Le point de départ, ce sont les élections turques du 7 juin. Pour la première fois, l’AKP n’a pas réussi à atteindre la majorité absolue au Parlement, alors que, nous, le Parti démocratique des peuples (HDP), avons recueilli 13 % des voix, soit 80 députés sur 550 [^2]. Avec la particularité que 32 de nos députés sont des femmes, de loin la proportion la plus importante de tous les partis de Turquie. À quoi il faut ajouter notre pratique de parité femmes-hommes aux postes à responsabilités. Sur le fond, le projet d’Erdogan est d’aller vers un changement de régime qui deviendrait présidentialiste et serait centré sur son pouvoir personnel. Ce projet se heurte au HDP, qui défend une orientation de république démocratique et d’autonomie pour les Kurdes. Il s’agit donc d’un affrontement entre une ambition dictatoriale, d’une part, et, d’autre part, une vision démocratique locale et un changement au niveau de l’État.

Cela apparaît comme une rupture dans la stratégie du président Erdogan, qui semblait respecter la trêve…

En réalité, il n’y a pas eu de vrai changement d’attitude, parce qu’Erdogan ne voulait pas de solution politique et pacifique avant les élections. Mais, face à une volonté qui venait de la société, il avait adopté une attitude apparemment conciliatrice. Cependant, il n’a jamais accepté l’idée d’un statut d’autonomie pour la région kurde. Il a même déclaré que c’était pour lui une « ligne rouge » à ne pas franchir. Mais, pour les Kurdes, c’est aussi une « ligne rouge » en sens inverse. Le processus de négociation avait pourtant abouti à une déclaration commune le 28 février entre les représentants du gouvernement et les dirigeants kurdes. Cette déclaration a été ensuite ignorée par Erdogan.

Quelle influence a pu avoir la situation en Syrie sur la politique du président Erdogan ? On a beaucoup dit qu’il avait plutôt fait le choix du groupe État islamique contre les Kurdes dans la bataille de Kobané…

Le lien est très direct parce qu’il existe déjà un gouvernement fédéré kurde en Irak, que la Turquie n’a pu éviter. L’existence d’une région kurde en Syrie pourrait donc contraindre Recep Tayyip Erdogan à accepter une solution politique pour les Kurdes de Turquie, qui, je le rappelle, sont vingt millions. Car il y a une continuité géographique d’une vaste région kurde de part et d’autre de la frontière. La question se pose encore plus fortement depuis les élections, alors que les Kurdes de Turquie ont voté de manière écrasante pour le HDP ou le BDP (Parti de la paix et de la démocratie), son « parti frère ». Aujourd’hui, toutes les mairies de la région sont aux mains du BDP et pratiquement tous les députés sont HDP.

Existe-t-il un consensus parmi les mouvements kurdes sur le thème de l’autonomie ?

Il existe des approches différentes entre indépendance et fédéralisme. Mais, pour notre part, nous nous situons dans une optique d’autonomie. Cela dans le cadre d’une république démocratique, aussi bien en Irak et en Syrie qu’en Turquie. En fait, nous défendons l’idée d’une confédération démocratique du Proche-Orient.

Nous en sommes loin aujourd’hui, avec une répression qui se durcit…

Oui, face à la répression, il y a un climat d’affrontement permanent, notamment avec les jeunes. Des blindés sont intervenus, et une vingtaine de civils ont été tués. Mais la population locale s’organise. Des assemblées se tiennent, qui font des déclarations. Il faut ajouter que quatre maires ont été arrêtés et vont devoir faire face à des procès où ils risquent la peine de mort pour « révolte armée », alors qu’en vérité c’est la population de ces villes et de ces villages qui s’est révoltée.

Erdogan ne dispose-t-il d’aucun soutien au sein de la population kurde ?

Au moins 80 % des Kurdes sont hostiles à l’AKP. Il existe une minorité qui vote AKP pour des raisons clientélistes. Aux élections de juin, onze des douze députés de la région ont été élus sur les listes HDP. Un seul se présentait pour l’AKP.

Le même consensus existe-t-il dans la population kurde d’Istanbul ?

Oui, il existe une tendance à l’homogénéisation politique des Kurdes, quelle que soit leur implantation géographique. Des Kurdes de la minorité alévie, par exemple, qui votaient traditionnellement pour le CHP, que l’on qualifie généralement de « centre-gauche », ont voté cette fois HDP. Ce regroupement est facilité par le fait que le HDP est une formation pluraliste.

[^2]: AKP (Parti de la justice et du développement) : parti islamo-conservateur du président turc, Recep Tayyip Erdogan. HDP (Parti démocratique des peuples) : coalition de sept partis fondée en 2012, souvent comparée à Syriza.

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