Visa pour l’image, visa pour le chaos

À Perpignan, Gerd Ludwig et Andres Kudacki proposent deux reportages plutôt inattendus.

Jean-Claude Renard  • 2 septembre 2015 abonné·es
Visa pour l’image, visa pour le chaos
Visa pour l’image , Perpignan, jusqu’au 13 septembre. Entrée libre.
© Andres Kudacki/AP

C’est le lot de chaque édition de Visa pour l’image. Et cet opus numéro 27 n’y échappe pas. Rendre compte, témoigner, informer sur le monde tel qu’il va (mal). Avec, au programme du festival international de photojournalisme, la Syrie et ses ravages, le séisme au Népal, l’épidémie d’Ebola, les émeutes au Burundi… Les festivaliers pouvaient s’y attendre. Non qu’il faille oublier la Syrie, les conditions de vie des réfugiés à travers le Moyen-Orient, les migrants sur le bassin méditerranéen, ou ignorer les atrocités en République centrafricaine et une Somalie broyée par les guérillas. Mais, sans doute, le spectateur a envie d’autre chose encore, d’être surpris, qu’on lui raconte une autre histoire.

Tel est le cas avec Gerd Ludwig, qui se démarque des conflits armés et des catastrophes naturelles en livrant le tourisme nucléaire opéré à Tchernobyl. En 2011, tandis que les images de Fukushima passent en boucle sur le petit écran, le gouvernement ukrainien donne son aval pour ouvrir la zone d’exclusion aux visiteurs. À l’entrée, on commémore les maisons abandonnées, des panneaux indiquent le nom des villages évacués. Les touristes marquent un arrêt pour se prendre en photo devant le sarcophage entourant le réacteur numéro 4. Le parc de loisirs, avec sa grande roue et ses autos tamponneuses d’époque, est l’une des attractions. Sur place, un guide demande d’emprunter les allées pavées, où le niveau de radiation est moins élevé. Des Japonais prennent des photos et des vidéos de leur compteur Geiger individuel. Selfie d’abord. Entre plans larges et portraits rapprochés, le reportage de Ludwig s’avance ainsi dans l’incongruité, dans ce qui semble un décor de cinéma. Poupées et masques à gaz participent d’une vaste mise en scène fabriquée de toutes pièces. Mais foin de Cinecittà ici. On visite encore le Fujiyama 2, un bâtiment de 16 étages avec vue sur le sarcophage et un nouveau confinement de sécurité en construction. La visite se clôt sur la vente de vodka, aux confins de l’absurdité et du cynisme, de la bêtise croquée avec ironie par le photographe.

Le reportage d’Andres Kudacki n’est pas moins original. Pas moins âpre, concentré sur la crise du logement et les expulsions à Madrid, entre 2013 et 2015. Un reportage qui s’ouvre sans fard, sans précaution, et dans l’effraction : des policiers dégageant une porte et repoussant un réfrigérateur pour entrer dans un appartement et en expulser une famille vivant dans ce logement social depuis 24 ans. À peine plus loin, une femme s’effondre en apprenant que son expulsion, l’expropriation et la démolition de sa maison ont été reportées. Ce n’est qu’un sursis. De leur côté, des voisins sans emploi rassemblent leurs affaires, les policiers antiémeute s’apprêtent à intervenir. Ici, c’est une sœur qui ne peut plus payer son crédit immobilier. Dans un autre appartement, à la sauve-qui-peut, meubles et sommiers ont été dressés contre la porte d’entrée. Il ne reste plus rien dans les pièces, sinon le lit d’un bambin. Aux crises d’angoisse succèdent les pleurs, toujours dans le dénuement.

Kudacki saisit à bras-le-corps son sujet, comme la police saisit les biens. Il s’éloigne, se rapproche. Il n’est jamais trop près. Sans quoi, face au vide, son objectif cherche vainement un point fixe sur lequel s’accrocher, se heurte toujours à quelque chose d’instable. L’appréhension est à son comble quand quatre policiers lourdement harnachés se distinguent à travers le judas d’une porte. Ils sont peu nombreux à avoir bénéficié de l’aide du collectif de la Plateforme des victimes d’hypothèques, reportant les expulsions. Le drame est toujours derrière la porte. Dans le meilleur des cas, il est reporté, provisoirement. Il faudra gérer ce provisoire. Et la rue qui attend.

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