André Glucksmann: Un intellectuel bien de son temps

Cet homme, quoi qu’on en ait pensé, est un témoin de son temps. Ses colères homériques ont fait partie de notre univers médiatique, et n’ont pas toujours été inutiles.

Denis Sieffert  • 10 novembre 2015 abonné·es
André Glucksmann: Un intellectuel bien de son temps
© Photo: André Glucksmann en conférence à l'Université libre de Berlin, le 8 janvier 2008 (CLAUDIA ESCH-KENKEL / DPA-ZENTRALBILD / DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP)

Cette page était bouclée – et consacrée à un tout autre sujet – quand j’ai appris la mort d’André Glucksmann. Double dilemme à une heure pour nous aussi tardive : en parler ou pas ? En parler vite, et peut-être mal, ou faire silence ? Prenons le risque. En parler, bien sûr, parce que cet homme, quoi qu’on en ait pensé, est un témoin de son temps, que ses colères homériques ont fait partie de notre univers médiatique, et qu’elles n’ont pas toujours été inutiles. On imagine bien pourtant que sa disparition ne nous inspirera pas ici un dithyrambe. D’autres s’en chargeront. Mais nous n’oublions pas que ses erreurs et fautes, nombreuses, selon nous, trouvent une explication dans une vie sans cesse tourmentée par les tragédies de l’histoire. C’est en cela que nous avons obligation d’écrire. Ce personnage haut en couleur, exaspérant, souvent insupportable de mauvaise foi, a d’abord été une victime. Il portait sur sa personne le poids du XXe siècle.

On a quelques circonstances atténuantes quand on est issu d’une famille d’origine juive autrichienne, installée dans la Palestine mandataire, venue en France en 1933 se jeter dans la gueule du loup, et que l’on a échappé in extremis à la déportation à l’âge de 4 ans. Hanté par le génocide, Glucksmann a toujours été un survivant. L’autre héritage, le même en vérité, c’est le communisme légué par des parents engagés de ce côté, comme beaucoup de juifs d’avant-guerre. Glucksmann l’a assumé à sa façon par son adhésion au maoïsme, à une époque où ce courant de pensée était plus stalinien que le Parti communiste de Georges Marchais. Le PC était « révisionniste bourgeois » et la France « un État fasciste » .

Comme on dit, c’était une autre époque, et il est trop facile de la juger avec les lunettes d’aujourd’hui. Mais on voit déjà que Glucksmann ne fera jamais dans la nuance. Avec La Cuisinière et le Mangeur d’hommes , qui le fait entrer au côté de Bernard-Henri Lévy dans la catégorie très médiatique des « nouveaux philosophes », il se met à haïr ce que la veille il adorait, et à jeter le bébé marxiste avec l’eau sale du bain stalinien. On est en plein salmigondis conceptuel. Et une partie de la critique frôle l’imposture quand elle lui attribue, à lui et à ses compagnons d’édition, une analyse que vingt ans plus tôt des intellectuels d’une tout autre envergure, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, fondateurs de Socialisme ou barbarie , avaient déjà proposée à leurs contemporains, avec profondeur et rigueur.

Contrairement à eux, Glucksmann devient un anticommuniste féroce, obsessionnel. Cela n’empêche pas ses colères d’être parfois salvatrices. Elles le sont quand il bataille, avec Sartre et Aron, pour l’accueil des « boat-people vietnamiens », ou, beaucoup plus tard, lorsqu’il dénonce le massacre des Tchétchènes par Poutine. Ou, récemment encore, quand il intervient en faveur des Roms. Mais on a eu souvent l’impression qu’il ne faisait que changer d’aveuglement. Il était stalinien, il devient atlantiste avec la même fougue et la même rhétorique exaltée. Et il sera à tout jamais un hémiplégique des droits de l’homme. Le sort des Palestiniens, par exemple, le laisse au mieux indifférent. Ne va-t-il pas jusqu’à affirmer que dans ce conflit le « faible », c’est Israël ?

Sa dérive droitière n’a pas de limites. Dès 1985, il soutient Reagan dans son ingérence au Nicaragua. Et une quinzaine d’années plus tard, il approuve la guerre américaine en Irak. Le voilà néoconservateur, partisan du « choc des civilisations », membre du Cercle de l’Oratoire. Avec les théoriciens américains qui inspirent George W. Bush, il partage une vision binaire. Son monde est celui du « Bien » et du « Mal ». Il incarne jusqu’à la caricature l’essentialisme. Et, buvant le calice jusqu’à la lie, mais somme toute logique avec lui-même, il finit par soutenir Nicolas Sarkozy.

Gageons qu’André Glucksmann va crouler sous les hommages. Ceux auxquels n’ont évidemment pas eu droit Foucault, Deleuze ou Bourdieu. Je suis d’autant plus à l’aise pour le dire que nous consacrons cette semaine l’ouverture de ce journal à Bourdieu. C’est que Glucksmann plaît à notre époque. Il plaît au système médiatique. Son itinéraire personnel nous dit quelque chose de notre temps. Avec de faux airs de « minoritaire », il a toujours été dans le courant dominant. À cela près qu’il n’a pas cherché à plaire. Car s’il y a quelque chose dont on ne peut pas douter, c’est de sa sincérité. Cet homme-là n’était pas un cynique.

Illustration - André Glucksmann: Un intellectuel bien de son temps

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