Ce que résister veut dire

L’heure politique est aux coups de menton, aux certitudes abruptes, à l’état d’urgence, à l’éradication, à l’anéantissement, à la guerre. Et il n’est pas bien vu de vouloir comprendre.

Denis Sieffert  • 18 novembre 2015 abonné·es

Étrangement, le mot qui m’est venu immédiatement à l’esprit en entendant les premiers témoignages des attentats du 13 novembre n’appartient pas trop à mon vocabulaire. C’est le mot destin. Cette chose insaisissable que l’on appelle le hasard quand on est mécréant, mais qui ne cesse de nous tarauder comme s’il fallait absolument lui trouver un sens. Combien de rescapés de la tuerie s’interrogent : « Pourquoi mon voisin et pas moi ? » Cette interrogation lancinante ne les quittera sans doute jamais vraiment. Elle ne nous épargne pas à Politis, nous qui sommes pleinement de ce quartier où les tueurs ont frappé ; nous qui avons nos habitudes dans les cafés alentour, cibles de la mitraille. Combien de fois ai-je entendu depuis vendredi soir : « J’y étais deux heures plus tôt » ; « J’y étais hier ».

On a beau ne jamais être indifférent à la misère du monde, même lointaine, c’est autre chose quand on sent le souffle des assassins. Quand ces jeunes sont les nôtres, nos amis, nos enfants, les amis de nos enfants, dans ce quartier qui respire la liberté. Ce quartier chargé d’histoires révolutionnaires. Saura-t-on un jour si les tueurs ont spécialement voulu viser cette population pour sa jeunesse, sa tolérance, son plaisir du « vivre ensemble » – un meurtre sociologique en somme – ou si c’est encore le hasard ? Quoi qu’il en soit, ce peuple bigarré a manifesté à sa manière son esprit de résistance. Dimanche, ils sont venus très nombreux se recueillir sur les lieux des crimes. Et par cette douce journée d’automne, les terrasses étaient noires de monde. Comme un défi, avec de faux airs d’insouciance. Car nul ne pouvait chasser de son esprit l’épouvante qui se prolongeait au même moment pour des parents et des amis, courant d’hôpital en hôpital à la recherche de l’être cher. Une chose est sûre cependant : si des destins individuels ont été fauchés de la façon la plus aléatoire, la France, en revanche, n’a pas été ciblée au hasard. C’est évidemment l’implication de notre pays dans la crise syrienne qui nous a placés dans le viseur des barbares. Mais n’oublions pas non plus que les tueurs étaient français. Basés dans la banlieue de Bruxelles, certes, mais français. Inspirés par des commanditaires syriens, peut-être, mais enfants de notre société. Nous avons donc à répondre à un double questionnement : sur la politique de la France au Moyen-Orient, et sur cette société, la nôtre, qui peut engendrer la main-d’œuvre du terrorisme.

Je sais bien que l’heure politique n’est pas aux questions, mais aux coups de menton, aux certitudes abruptes, aux déclarations bravaches, à l’état d’urgence, à l’éradication, à l’anéantissement, à la guerre. Et qu’il n’est pas bien vu de vouloir comprendre. Mais puisque nous faisons, depuis plusieurs semaines, ici même, l’éloge du pluralisme, assumons cette fois encore notre différence. C’est aussi ça, « résister ». C’est résister aux terroristes, bien sûr, mais aussi à la tentation de l’idéologie sécuritaire et du discours guerrier. Ce qui d’ailleurs est la même chose. Renoncer à nos principes démocratiques, n’est-ce pas rendre des points aux terroristes sur ce que nous avons de plus précieux ? Mais, peut-être que pour résister efficacement il faut commencer par admettre une vérité douloureuse. Les terroristes et nous appartenons au même monde. Vérité à la fois anthropologique et géographique. C’est aujourd’hui plus vrai que jamais. Nous pouvions autrefois rester indifférents aux conflits du Moyen-Orient, parce qu’ils étaient à bonne distance. Ce n’est plus possible à présent. Certes, le conflit israélo-palestinien a depuis longtemps pénétré notre société, sous la forme d’un débat souvent très vif. Mais c’est un débat. Aujourd’hui, il s’agit d’autre chose. La Syrie nous envoie ses classes moyennes terrorisées par le régime de Bachar Al-Assad, et Daech exporte ses crimes sur notre sol, après avoir recruté dans notre propre pays une main-d’œuvre de paumés et de délinquants. C’est-à-dire en s’insinuant dans les failles les plus sombres de notre société.

Nous avions jusqu’ici le devoir moral de nous intéresser aux peuples de cette région du monde. L’impératif, soudain, est d’une autre nature. Nous voilà confrontés directement à des conflits qui gagnent notre territoire. L’urgence devient politique. Nous allons donc nous en occuper. Mais comment ? Mal sans doute. Quant au conflit israélo-palestinien, il n’intéresse nos gouvernants que lorsque la révolte gronde. Jamais quand l’injustice coloniale accomplit son œuvre. Il faut redire ici à quel point depuis maintenant six décennies ce scandale, ce bras d’honneur des grandes puissances au monde arabe, est destructeur bien au-delà du périmètre du conflit. On s’en inquiètera sérieusement quand Daech aura surgi là aussi. Si je dis cela, c’est pour rappeler que Daech ne vient jamais de nulle part. Il prospère sur nos abandons. Il naît de cette stratégie du pourrissement qui consiste à croire qu’un conflit est réglé quand il fait moins de bruit à nos oreilles. Or, c’est une loi de l’histoire : les crises irrésolues finissent toujours par resurgir, et dans une version aggravée. Dire que Daech appartient à notre monde n’est donc pas une simple formule. Ces nouveaux cavaliers de l’Apocalypse sont les produits de l’invasion de l’Irak par les troupes américaines, en 2003, et de quelques-unes de nos accointances coupables. Avec l’Arabie saoudite, par exemple. Ils sont aussi le résultat de l’hyper violence du régime syrien contre son peuple.

Il va sans dire qu’en France tout le monde est d’accord pour « éliminer » Daech. Mais comment ? Faut-il intensifier les frappes ? Triompher chaque fois que tombe un chef islamiste ? Ou qu’un convoi est détruit ? Peut-on raisonner comme si nous avions affaire à une armée à effectifs constants ? Hélas non. L’arithmétique éradicatrice qui veut que chaque jihadiste tué soit un jihadiste de moins ne fonctionne pas. C’est la logique de MM. Valls et Hollande. Vision simpliste, bien utile sans doute pour un discours politique, mais contre-productive en réalité. Car le réservoir des candidats au jihad est inépuisable. Et il le sera tant que l’on n’affrontera pas les causes du conflit syrien, qui se situent bien plus à Damas qu’à Raqqa, fief de Daech. Sans perspective de règlement politique, nos bombes fabriquent plus de jihadistes qu’elles n’en éliminent. Le discours éradicateur qu’il nous a semblé entendre lundi au Congrès, et qui est encore plus clairement articulé par Manuel Valls, relève de cette illusion. On y retrouve par instant les accents de George W. Bush. S’il est vrai que Daech est le « Mal », il n’est pas vrai que les grandes puissances sont le « Bien ». À propos des attentats de vendredi, le politologue Jean-François Bayart va jusqu’à parler d’effet boomerang [^2]. Il n’a pas tort. Mais tout ça risque d’être pour longtemps inaudible. On nous parlera de « culture de l’excuse », alors que nous croyons ce discours plus efficace pour « anéantir » Daech que les proclamations de matamore. Et puis, il y a l’autre bout du problème. Franco-français celui-là. Car les assassins sont, semble-t-il, bien de chez nous. Ce sont des paumés de notre société, petits délinquants aux profils désormais classiques, et qui, un jour, se trouvent un « destin » sur Internet. En eux-mêmes, ils ne sont pas très intéressants. Mais ils sont le symptôme d’un mal plus profond, social et identitaire. Il est évidemment plus confortable de les regarder comme étrangers à toute humanité. Ils le sont devenus en effet, mais quand et pourquoi ? On lira plus loin dans ce journal ce qu’en dit la sociologue Nacira Guenif. C’est parfait. Et pour couronner le tout, voici donc l’état d’urgence. Des manifestations interdites, et la justice marginalisée. Un système, bien connu, se met en place. Les bombardements pour résoudre la crise syrienne, et l’état d’urgence pour administrer la société française. La déchéance des nationalités pour les binationaux « radicalisés », et peut-être l’ouverture de centres de rétention pour les suspects. Nos « Guantanamo » à nous.

Au lendemain du discours de François Hollande devant le Congrès, ce n’était qu’éloges sous la plume des commentateurs. Le Président n’avait-il pas « piégé » la droite en reprenant la plupart de ses propositions ? Il se peut bien que MM. Sarkozy et Wauquiez soient embarrassés parce qu’on leur a dérobé leur programme, mais, en attendant, la société française a fait un pas de plus vers la droite. Souvenons-nous : avant la tragédie, Manuel Valls suggérait que les listes socialistes fusionnent avec celles de la droite dans l’entre-deux tour des régionales. C’est pire. C’est une fusion idéologique qui est en train de se réaliser. À cela aussi il faut résister. Et cela commence par la nécessité de faire entendre d’autres voix. 

[^2]: Blog sur liberation.fr

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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