El-Manchar : « Avec des scies, on refait le monde ! »

Satirique, parfois grinçant : créé à Alger, le site d’information El Manchar se veut atypique dans un paysage médiatique muselé.

Jean-Claude Renard  • 25 novembre 2015 abonné·es
El-Manchar : « Avec des scies, on refait le monde ! »
© el-manchar.com

Stupeur en Algérie : « Selon une récente étude, un Algérien passerait environ deux ans de sa vie à entendre que Bouteflika a été hospitalisé. » À propos de Bouteflika, justement, on apprend qu’il « a été prié de libérer sa place à l’hôpital du Val-de-Grâce pour accueillir les victimes d’attentats ». Site d’information généraliste fondé en mai dernier, El Manchar ne pouvait manquer de traiter les attentats à Paris. À sa manière. Ainsi de rapporter que « de violents affrontements entre des “Je suis Paris” et des “Je suis Beyrouth” font 14 morts », tandis qu’ « Air Algérie condamne les attentats de Paris » et affiche à l’entrée de l’aéroport international Houari-Boumédiène un « Je suis Charlie » raillant la compagnie, réputée pour ses retards.

Plus loin, on lit encore que « le Conseil national des Harraga mobilise 250 barques et zodiacs pour rapatrier ses membres présents en France », et que, « par solidarité, comme pour la Tunisie cet été, les Algériens ont décidé d’envahir Paris ». À l’image, une foule de supporters des Fennecs défilant sur les Champs-Élysées. De son côté, Marine Le Pen « demande l’internement des musulmans de France “à titre préventif” ». À l’évidence, le ton se veut satirique, voire grinçant. Ce sont les caractéristiques du site, dépourvu de publicité, créé par Nazim Baya, pharmacien de 31 ans résidant à Alger, livrant pour le coup une ordonnance hilarante. À l’origine, Nazim se limitait à sa page Facebook, postant des billets « drôles et acerbes dans le but de dénoncer une situation politique kafkaïenne, celle du maintien et de la réélection du président Bouteflika à la tête de l’État alors qu’il était malade. C’était en octobre 2013. Puis je me suis dit : “Pourquoi ne pas lancer un site ?” » Le choix du titre n’est pas innocent : « Il a un double sens. El Manchar veut dire la scie, mais tmanchir, qui en est la forme verbale, signifie médire, critiquer, ce qui colle parfaitement avec notre ligne éditoriale. » Dont le sous-titre est annonciateur : « Avec des scies, on refait le monde. » En à peine quelques mois, une équipe s’est constituée. Ils sont désormais huit à nourrir le site quotidiennement, entre l’Algérie, la France et le Canada, pharmaciens, médecins ou ingénieurs, rédigeant en français, pour la simple raison « que nous sommes bilingues et que nous nous sentons plus à l’aise en français qu’en arabe quand il s’agit d’écrire de la satire », explique Nazim, « admirateur de Desproges et de Coluche ». Aujourd’hui, le site peut s’enorgueillir de près de 800 000 visites par mois, avec un lectorat jeune, partagé principalement entre la France et l’Algérie, dans la tranche des 18-34 ans.

On aura vite fait de comparer El Manchar au site français Le Gorafi. Mais le premier traite davantage de l’actualité internationale, avec la volonté de « rire là où il y a matière à rire en portant la voix de ceux qu’on n’entend pas forcément dans les médias traditionnels ». Ce qui n’empêche pas, à l’occasion, un regard critique et sérieux sur « la politique étrangère française », privilégiant « la force à la diplomatie ». Apporter un regard à la marge, qui plus est humoristique, sur l’actualité nationale et internationale, voilà qui est peu évident dans un pays placé 121e sur 180 dans le classement 2014 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières. Ce qui en fait un média quasi unique dans un pays muselé sur la liberté d’expression. « Unique, je ne sais pas, reprend Nazim. Ce qui est certain, c’est que nous sommes atypiques. » Non sans portée politique, « même si ça n’est pas dans les objectifs du site, ni même dans ses prétentions. Mais, dès le moment où l’humour se saisit de l’actualité, il ne peut plus être apolitique ». Si le gouvernement algérien et Bouteflika sont une cible privilégiée d’El Manchar, le site n’a pour l’instant jamais subi de pressions. « Prions pour qu’il ne soit jamais inquiété », ponctue son fondateur.

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