RESF : un tissu très résistant

Entrelacement de luttes locales et d’engagements citoyens, sans hiérarchie, le mouvement lutte depuis près de douze ans contre les expulsions de jeunes et de familles sans papiers. Un objet militant étrange mais efficace.

Lena Bjurström  • 16 décembre 2015 abonné·es
RESF : un tissu très résistant
© Photo : PACHOUD/AFP

Ce 26 juin 2004, ils sont une centaine à s’être rassemblés à la Bourse du travail de Paris. Des enseignants, des parents d’élèves, des représentants d’organisations syndicales, d’associations ou de collectifs venant de toute la France. Tous partagent la même indignation face à une chasse aux sans-papiers qui se déroule jusque dans les salles de classe. Ils affirment qu’il est du devoir de la communauté scolaire de résister à cet arrachement de ses membres, dont la seule faute est de ne pas être « en règle ». Car ils sont persuadés qu’ensemble ils peuvent l’empêcher.

À l’époque, Armelle Gardien enseigne au lycée Jean-Jaurès de Chatenay-Malabry. « La question des lycéens sans papiers n’était pas neuve. Nous autres, professeurs, aidions déjà depuis plusieurs années des élèves “clandestins”. Mais, en 2003-2004, on a assisté à une multiplication d’affaires d’expulsions de jeunes scolarisés. » Dans plusieurs établissements, une résistance locale s’organise. On assiste à la création de petits collectifs, mobilisés contre l’expulsion de tel élève ou telle famille. Leur activisme attire l’œil des médias, qui relayent les mobilisations au niveau national. « Subitement, on est passé du journal local à France Inter, s’amuse Armelle. Il y a eu un effet boule de neige, une multiplication des mobilisations, et c’est devenu un sujet médiatique. C’est là qu’a germé l’idée de créer un lien entre ces luttes locales. On se disait qu’ensemble on pourrait créer un véritable rapport de force. » Ce jour de juin 2004, ça cause actions, organisation et efficacité à la Bourse du travail. Et, entre deux échanges de contacts et trois suggestions, émerge tout naturellement l’idée de créer un réseau en ligne, raconte Armelle. « Le principe, c’était de pouvoir travailler ensemble, quelle que soit notre histoire militante et politique, partager nos contacts, nos expériences et nos capacités de mobilisation. Il fallait que chacun puisse s’y retrouver et agir rapidement, par ses propres moyens. » Des listes de mails sont créées, RESF est né. Dans les mois et les années qui ont suivi, les collectifs RESF se sont multipliés sur tout le territoire, souvent fondés autour d’une première mobilisation, comme à Martigues. « C’était en 2007, un peu après l’élection de Nicolas Sarkozy. La famille d’un élève de mon école était menacée d’expulsion, raconte Frédéric Grimaud, enseignant dans le primaire. À l’époque, un collectif RESF existait dans le département, mais il restait très concentré à Marseille. Alors, avec d’autres enseignants et parents d’élèves, on s’est organisé en collectif local. Ça a commencé par le soutien à cette famille, puis on a continué. »

Avec le temps, le réseau s’est densifié. En une décennie, RESF s’est taillé une place de choix dans les mobilisations et les médias. Aujourd’hui, rares sont ceux qui n’ont jamais entendu parler de cet étrange objet militant. Dessiner le portrait de RESF, c’est se perdre dans les multiples formes du réseau. Si les militants partagent bien une cause commune, chacun s’approprie la forme de ses actions et pose les limites de son combat. Sans hiérarchie ni porte-parole, RESF possède autant de visages que de militants, autant de modes d’action que de collectifs. « Toute la force du réseau est là, souligne Michel Elie, du collectif RESF de Montpellier, il n’y a pas de hiérarchie, ce qui nous permet de réagir très rapidement à une situation. Pas besoin de demander la validation d’un organe national, on se mobilise immédiatement. On connaît la situation locale, on agit en fonction. » Pas de ligne politique. Ce qui rassemble, c’est la solidarité et l’indignation face à la situation inique de jeunes et de familles sans papiers. Si les opinions des activistes de RESF penchent plutôt à gauche, il n’y a pas d’unanimité politique dans le réseau. « À Martigues, on a aussi bien des militants de la gauche de la gauche que des personnes plutôt issues de mouvements chrétiens », affirme Frédéric Grimaud. « Cette neutralité politique permet d’englober beaucoup de monde, renchérit Michel Elie. Et, tant qu’on reste dans notre sphère de compétence, on s’entend sans problème. » Ce qui n’empêche pas les polémiques au sein du réseau. Faut-il entretenir des contacts avec les préfectures ou au contraire les éviter ? Soutenir telle action ou éviter d’y être rattaché ? De mail en mail, les discussions vont bon train. « On fonctionne de façon horizontale, il n’y a pas de “contrôle” ni de “ligne” nationale. L’existence de divergences est un corollaire de notre mode de fonctionnement, explique Armelle Gardien. Il peut y avoir des discussions sur les principes à tenir et les actions à entreprendre mais, dans l’ensemble, il y a quand même un accord global sur ce que nous défendons. »

Manifestations devant les préfectures, suivi des tracas administratifs des familles ou hébergement temporaire lorsque des sans-papiers n’ont plus de toit… Les militants de RESF peuvent envahir un tarmac pour bloquer une expulsion en avion comme se mettre d’accord avec l’État pour intervenir dans les Centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada). Chaque collectif avise et tranche la question de ses modes de mobilisation. Protéiforme, le réseau touche à tout, chaque militant apportant ses idées et son savoir-faire. Au fil des années, de nombreuses initiatives se sont ainsi agrégées aux mobilisations traditionnelles. À Martigues, se tient depuis huit ans le festival musical Les Bienvenus, dont les recettes permettent de financer avocats et frais de procédures de régularisation. À Montpellier, le collectif RESF a créé l’atelier d’écriture Confettis collectifs, lieu de rencontre entre de jeunes majeurs sans papiers et des écrivains. En fin de compte, on en revient toujours à l’échelle locale, où se prennent les décisions aussi bien en termes de choix d’action que de limites de mobilisations. « Aujourd’hui, de nombreux militants RESF sont engagés autour des déboutés du droit d’asile, note Armelle Gardien. La question des sans-papiers scolarisés reste importante, mais beaucoup de collectifs en débordent. Depuis 2004, le sentiment d’urgence a changé. » Capacité à évoluer ou dispersion ? Impossible de trancher, c’est à chacun de décider. Car RESF ne parle pas d’une seule voix. Le réseau, c’est avant tout des individus qui, à un moment donné, se sont engagés, rappelle Murelh Ntyandi. Ce jeune développeur Web n’a rien oublié des années de galère qui ont précédé sa régularisation ni des mains tendues par les militants de Montpellier : « Pour moi, la force du réseau, c’est son système de parrainage : à chaque personne un parrain qui aide, guide, accompagne. » Depuis près de douze ans, des citoyens créent des liens, tentent d’abattre les murs administratifs qui isolent. Qui peut dire que cela ne change rien ?

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