« Je suis le peuple », d’Anna Roussillon : Si loin de la place Tahrir

Dans Je suis le peuple, un documentaire passionnant, Anna Roussillon montre à travers le regard sagace d’un paysan comment la révolution égyptienne est vécue dans une campagne reculée.

Christophe Kantcheff  • 13 janvier 2016 abonné·es
« Je suis le peuple », d’Anna Roussillon : Si loin de la place Tahrir
Je suis le peuple Anna Roussillon, 1 h 51.
© DR

Tous deux sont devant leur téléviseur, qui diffuse des images de la place Tahrir durant la révolution. L’un, Farraj, le paysan, habite le village de Jazira, près de Louxor, en Égypte. L’autre, Anna, la réalisatrice, est à Paris. Elle revient d’un voyage en Égypte, où elle s’est liée d’amitié avec Farraj. Il est le personnage principal de Je suis le peuple, documentaire captivant d’Anna Roussillon sur la manière dont on vit la révolution à 600 kilomètres du Caire, dans une région située à l’écart des péripéties de l’histoire.

Le film se déroule de l’hiver 2011, quand éclate la révolution qui renverse Moubarak, à l’été 2013, au moment où l’armée, avec le général Al-Sissi, reprend en main le pays. Anna Roussillon a filmé pendant ces deux ans et demi Farraj, sa femme et ses quatre enfants, un cinquième s’annonçant en cours de route. Il y a un contraste saisissant, au long de cette période, dans les activités de Farraj. D’un côté, c’est la part consacrée au travail. Importante et répétitive. On voit Farraj en train d’améliorer l’irrigation tout artisanale de ses champs, surveiller ses chèvres, s’activer à réparer une pompe hors d’âge ou faire fonctionner son moulin électrique de fabrication chinoise. Un « projet d’investissement dont le revenu est sur le long terme », explique cet homme au niveau de vie étique, comme celui de tout paysan égyptien. De l’autre côté, c’est le temps passé à s’informer sur ce qui advient dans son pays, essentiellement consacré à regarder la télévision. Et à engager des discussions sur le sujet, notamment avec la réalisatrice. Ce que montre d’abord ce film, c’est que la révolution n’apporte aucun changement bénéfique au plan économique et social dans la vie de Farraj. On en vient presque aux mains entre femmes pour récupérer une bouteille de gaz, et le film s’achève comme il commence : sur une panne d’électricité.

Les habitants du village constatent en outre que les prix montent. C’est plus dur qu’avant. On entend même certains regretter la période antérieure, occultant ses pires aspects. Ce qui n’est pas le cas de Farraj. Il accueille favorablement la révolution et la démocratie qu’elle instaure. Lui qui n’a participé à aucun des scrutins organisés sous l’ère Moubarak, aux résultats connus d’avance, il se fait beau pour aller au bureau de vote lors des élections. « Dieu est beau et il aime la beauté, non ? », souffle-t-il à Anna Roussillon, qui lui en fait la remarque. Il faut voir l’émotion de Farraj quand Morsi, son candidat, remporte la présidentielle. « Le premier civil élu démocratiquement », dit-il solennellement et presque comme dans un rêve. Ce n’en est pas un, mais l’Égypte est une démocratie balbutiante. Elle reste menacée par les populismes et les anciens tenants de la dictature, toujours à l’affût. La liberté de parole y est aussi à l’essai. Certains, dans le village, se méfient encore de ce qu’ils disent publiquement quand, pourtant, les débats entre voisins sur la question politique surgissent régulièrement.

Farraj, de mauvaise humeur devant la réalisatrice parce qu’il a voté Morsi et qu’il continue à le soutenir quand celui-ci prend des mesures liberticides, souligne avec une lucidité exemplaire ce manque d’expérience démocratique par rapport à son interlocutrice européenne. Si elle n’apparaît pas à l’écran, Anna Roussillon est bien présente dans son film : par sa voix (où l’on entend qu’elle parle l’arabe couramment – elle a grandi en Égypte) ; par ses questions et son implication dans les entretiens qu’elle suscite ; et par les blagues que Farraj et une voisine lui font sur le fait qu’elle n’est pas encore mariée. La confiance est manifeste et, par-delà les aléas des prises de position de Farraj concernant les événements de la révolution, le film met en relief la personnalité de celui-ci, tout en intelligence et en humanité, aspirant à un avenir digne et démocratique pour son pays. Je suis le peuple  : le titre du film vient d’une chanson d’Oum Kalsoum, reprise pendant la révolution en Égypte. Le peuple, Farraj l’incarne ici, et l’on souhaite que ses espoirs ne restent pas lettre morte.

Cinéma
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