Prison : la résistance d’un détenu victime de l’état d’urgence

Un détenu a fait quarante-trois jours de grève de la faim pour dénoncer les fouilles à nu systématiques auxquelles il est soumis.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 15 janvier 2016
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Prison : la résistance d’un détenu victime de l’état d’urgence
© Photo : DR

Erdoğan Çakır, incarcéré à la maison d’arrêt de Villepinte depuis octobre 2013, a vu son régime de sécurité changer après la proclamation de l’état d’urgence. Ce détenu quinquagénaire a alors été soumis à une mesure de fouille à nu systématique après chaque visite, bien qu’aucun incident ne soit venu justifier ce changement. Pour avoir refusé ces fouilles humiliantes, Erdoğan Çakır a été placé deux fois en quartier disciplinaire pour huit jours.

Afin de lutter contre cette mesure, Erdoğan Çakır a demandé à l’administration la possibilité de recevoir ses visiteurs derrière un parloir hygiaphone. Prétextant qu’il s’agissait là d’une « sanction et non d’un choix » , selon l’Observatoire international des prisons (OIP), l’administration a refusé la demande. Le 27 novembre, le détenu s’est alors mis en grève de la faim.

Par ailleurs, son avocat a entamé une procédure afin de vérifier la légalité de ce régime de sécurité qui n’a été imposé à aucun autre prisonnier, même condamné pour des faits similaires.

Quarante-trois jours de grève de la faim

Le 8 janvier 2016, à quelques jours de l’audience, Erdoğan Çakır est désormais autorisé à recevoir ses visites derrière un parloir hygiaphone, sans fouille intégrale. Ayant obtenu une réponse favorable à sa demande, il cesse sa grève de la faim, affaibli par ces quarante-trois jours sans nourriture. Quelques heures plus tard, et sans aucune demande formulée par son avocat, Erdoğan est transféré au centre pénitentiaire de Réau. Un changement d’établissement qui remet en question les décisions qui lui avaient été notifiées quelques heures plus tôt – puisque c’est au directeur de la structure de décider des mesures de sécurité.

Après ces quarante-trois jours de grève de la faim , Erdoğan Çakır aurait perdu plus de dix kilos. L’administration aurait affirmé à Me Julien Pignon, avocat d’Erdoğan Çakır, avoir été au courant de cette grève de la faim, entamée le 27 novembre, le 30. Pourtant, la déclaration ne serait parvenue au service médical que le 18 décembre. Grâce à une prescription, le prisonnier a enfin pu bénéficier de sel, de sucre et de thé, trente jours après qu’il eut cessé de s’alimenter.

Aussi, Me Pignon souligne que le 12 janvier, lors de l’audience, le juge n’a pu que constater qu’il n’y avait plus d’urgence puisque la mesure avait été annulée. Selon lui, le but poursuivi par la directrice et l’administration pénitentiaire était justement « d’éviter que le tribunal administratif ne constate un doute sérieux sur la légalité de ces décisions » .

Des mesures estimées inacceptables et abusives

Les proches d’Erdoğan Çakır, son avocat, mais aussi l’OIP dénoncent des mesures inacceptables et largement inadaptées à ce prisonnier en particulier. Membre du Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), Erdoğan Çakır a été condamné à sept ans de prison pour des infractions en relation avec une entreprise terroriste. D’obédience marxiste-léniniste, le DHKP-C est en effet classé terroriste par les États-Unis, l’Union européenne et la Turquie. Toutefois, le mouvement d’extrême gauche s’oppose totalement à la doctrine guerrière véhiculée par l’État islamique, responsable des attentats du 13 novembre à Paris. En pratique, Erdoğan Çakır a été condamné pour avoir organisé des stages de formation, tenu un stand à la Fête de l’Humanité, mais aussi organisé un concert du groupe contestataire turc Yorum et vendu des exemplaires de la revue Yürüyüş , considérée par les autorités turques comme l’organe de presse du DHKP-C.

Puisque aucun fait de violence n’a été reproché à Erdoğan Çakır , Me Pignon dénonce des « traitements fondés sur des préjugés, déconnectés de la réalité et de la personnalité de M. Çakır. Il est complètement aberrant de penser qu’il peut y avoir un risque quelconque dans le cadre de l’alerte attentat » puisque les engagements politiques d’Erdoğan Çakır sont à l’opposé de l’idéologie de l’EI.

L’OIP, de son côté, a rappelé qu’à moins « d’être pleinement justifiée par des impératifs de sécurité, la pratique des fouilles intégrales systématiques a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme » et que la loi pénitentiaire de 2009 « est venue strictement encadrer leur recours, conditionnant leur usage aux principes de nécessité, proportionnalité et subsidiarité » :

« La décision de soumettre une personne détenue à une telle mesure doit ainsi être justifiée par la présomption d’une infraction ou par les risques que le comportement de l’intéressé fait courir à la sécurité des personnes, de l’établissement ou de l’ordre public. Et ne doit être prise que si les autres moyens de contrôle (fouille par palpation, portique de détection métallique) s’avèrent insuffisants. En ce qui concerne M. Çakir, il semblerait que seul le motif de sa condamnation ait motivé la décision de fouilles intégrales. »

Si, aujourd’hui, l’avocat d’Erdoğan Çakır ne sait toujours pas à quel régime de sécurité son client sera soumis au centre de Réau, il se dit prêt à recommencer une procédure dans le cas où Erdoğan devait de nouveau subir une fouille à nu systématique : « Je ne sais pas si Erdoğan Çakır envisage une nouvelle grève de la faim, mais il avait déclaré lors de la dernière commission de discipline que “le respect des principes et de la dignité étaient plus important que [sa] vie”. »

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