Paul Ariès : « Le “plus à jouir”, pas l’austérité ! »

La décroissance, vision de gauche, doit clarifier ses débats face aux récupérations de tous bords, défend Paul Ariès.

Patrick Piro  • 17 février 2016 abonné·es
Paul Ariès : « Le “plus à jouir”, pas l’austérité ! »
Paul Ariès est politologue, directeur de la revue Les Zindigné(e)s !
© FRED DUFOUR/AFP

Sous l’effet de la crise économique et écologique, les idées de la décroissance ont essaimé au-delà de son principal sérail d’origine – à gauche –, pour inspirer jusqu’à l’extrême droite. Se développe une mouvance qui promeut une austérité moralisante, face à une décroissance qui revendique le partage – une position que la faillite de la « gauche de gauche » ne contribue pas à renforcer, explique Paul Ariès.

Le vocable « décroissance » a fortement reflué du débat public. Pour quelle raison ?

Paul Ariès La décroissance a rempli sa fonction initiale, celle d’inviter les gauches et l’écologie à penser en dehors des mythes du productivisme et de la croissance. Aujourd’hui, nous sommes passés à une étape de construction autour d’expériences concrètes qui se multiplient – relocalisation de l’économie, ralentissement du rythme de vie, coopération, gratuité des services publics, simplicité, etc. Problème : les gauches, vivier naturel de cette mouvance, sont-elles prêtes à endosser cette radicalité ? L’une des difficultés pour la décroissance à reprendre l’initiative et à imposer son agenda tient à l’atonie de la gauche : elle a perdu des villes « en transition », comme Grigny, Vaulx-en-Velin ou Aubagne. Aujourd’hui, c’est la pensée de droite qui domine les concepts et les mots. Pour tirer la décroissance vers le haut, commençons par sauver la « gauche de gauche ».

La décroissance est souvent assimilée à l’austérité…

Si notre mouvance provoque des débats au sein de la gauche, s’y superpose une confusion induite par une droitisation de certains courants. Il existe aujourd’hui un schisme entre une décroissance de gauche et une décroissance de droite, clivage qui n’était pas si présent quand il s’agissait simplement de dénoncer l’hyper-publicité, la croissance ou la surconsommation. Avec les pires des récupérations, jusqu’à l’extrême droite.

Alain de Benoist, Alain Soral, l’Action française, les Identitaires et certains courants issus de la Manif pour tous s’inspirent des idées de la décroissance – une austérité choisie plutôt que subie, une confusion de la lutte contre les OGM et de celle contre l’IVG, etc. Ce qui nous oblige à faire de la politique pour apporter des clarifications : notre relocalisation n’est pas un repli nationaliste, c’est « le local sans les murs » ; notre décroissance n’est pas la récession, comme le crie Podemos en Espagne.

Ces divergences apparaissent nettement à propos du revenu inconditionnel d’existence, une idée issue de la décroissance qui séduit désormais largement dans la classe politique. La droite tend à le considérer comme un simple revenu de survie, un « dividende social » dans la pensée de Christine Boutin ou d’Alain Madelin. Pour nous, s’il s’agit de sécuriser les plus démunis sur le versant économique : cela ne se traduirait pas nécessairement par un versement monétaire, mais par une « dotation individuelle d’autonomie » – gratuité de l’eau, des transports, de l’énergie pour les « bons » usages. Cette manière de desserrer l’emprise de l’économie permet de redonner une place centrale aux services publics. Pour nous, contrairement à la droite, un « revenu pour tous, même sans emploi » est inséparable d’un revenu maximal autorisé.

Par quel biais ces idées peuvent-elles inspirer la gauche aujourd’hui ?

La gauche, en panne de projet, pourrait réfléchir à la manière de bâtir une pensée émancipatrice à partir des idées de la décroissance. Nous avons exploré des langages nouveaux, par exemple en mettant en avant « l’écologisme des pauvres [^1] », qui contre les expressions de droite. Dont l’une des plus spectaculaires découle du succès de l’encyclique Laudato si’ du pape François, dont la tonalité écologiste et décroissante a surpris. Cependant, ne nous y trompons pas : au fond, il ne s’agit pas de « faire mieux avec moins », mais d’un « faire moins » guidé par un certain ordre moral soumis aux lois dites divines. La revue Limite, née de cette encyclique, prône une écologie « intégrale » affirmant « Décroissez et multipliez-vous », et inspirée du catholicisme le plus à droite [^2]. La décroissance que j’aime est ontologiquement de gauche, elle revendique au contraire le « plus à jouir » ! Ce n’est pas celle de l’austérité, mais du retour des « partageux » dans tous les domaines.

[^1] Voir Politis n° 1349, 16 avril 2015.

[^2] À paraître le 30 mars : La Face cachée du pape François, Paul Ariès, Éd. Max Milo, 320 p., 18 euros.

Publié dans le dossier
La gauche en mille morceaux
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