Salman El Herfi : Une vie palestinienne

L’histoire personnelle de Salman El Herfi, nouvel ambassadeur de la Palestine à Paris, se confond totalement avec celle de son peuple.

Denis Sieffert  • 16 mars 2016 abonné·es
Salman El Herfi : Une vie palestinienne
© Photo : Célia Coudret/Politis

Ni le poids des ans ni le tragique de l’histoire n’ont, semble-t-il, entamé l’optimisme de ce colosse à la voix douce qui vient tout juste de prendre ses fonctions d’ambassadeur de Palestine en France. Salman El Herfi le dit et le redit : « Ils finiront par partir. » « Ils », évidemment, ce sont les colons qui occupent la Cisjordanie. Malgré les plans d’occupation qui se multiplient et le mur qui serpente profondément à l’intérieur du territoire palestinien, malgré la répression, le nouvel ambassadeur en est convaincu : « L’option de deux États est toujours valable parce que la paix n’est pas seulement une nécessité pour les Palestiniens, elle l’est aussi pour les Israéliens. » « D’ailleurs, argumente-t-il, les jeunes Israéliens ne voudront pas appartenir à un pays qui pratique un système d’apartheid. »

Cette conviction chevillée au corps, il la tient de son histoire personnelle. « Très tôt, dit-il, j’ai ouvert les yeux sur la situation. » Il a hérité cette conscience précoce d’un père engagé dans le mouvement national palestinien. Sa famille, d’origine modeste, était de Beer-Sheva, grande ville aujourd’hui israélienne plantée au milieu du désert du Néguev, où Salman El Herfi est né en 1944. Une terre de bergers palestiniens. Ce qui lui a longtemps valu d’être surnommé « le Bédouin », comme le confie l’une de ses amies. Il a tout vu, tout vécu, du déracinement et de l’exil. Sa vie de précarité et d’inconfort est comme un livre d’histoire. Il la raconte sans se faire prier, conscient sans doute que le récit fait partie du combat politique. La famille est d’abord expédiée à Gaza, puis à Hébron, en Cisjordanie. Un souvenir douloureux : « Nous vivions dans des grottes. » Avant d’ajouter, pensif : « Je n’ai pas eu d’enfance. » Il ira ensuite faire ses études en Algérie, puis en Jordanie, où il passe son bac. Avant de reprendre le chemin d’Alger. « Un pays qui a eu une grande importance pour moi. Au moment de la révolution algérienne [l’indépendance de 1962, NDLR], on se disait : ce qu’ils ont réussi, nous pouvons le réussir, nous aussi. »

À Paris après Mai 68

À Alger, Salman El Herfi croise les leaders africains anticoloniaux, le Guinéen Amílcar Cabral et l’Angolais Agostinho Neto, et se forme à des dossiers qui lui permettront de devenir quelques années plus tard le conseiller de Yasser Arafat en charge des questions africaines. Mais un événement interrompt brutalement son histoire algérienne : la guerre des Six-Jours, de juin 1967. « J’ai tout quitté pour rejoindre le maquis », se souvient-il. Le jeune militant du Fatah, le mouvement de Yasser Arafat, devient combattant. C’est le temps des fedayins. La toute nouvelle -Organisation de libération de la -Palestine (OLP) s’affranchit peu à peu de la tutelle pesante de l’Égyptien Nasser. Les Palestiniens rêvent d’indépendance, mais aussi d’autonomie au sein du monde arabe. Un objectif atteint en 1969, quand le Fatah et Arafat prennent la direction de l’OLP.

Salman El Herfi est alors envoyé en France pour préparer la venue de Mahmoud -Hamchari, le futur représentant de la Palestine à Paris (il n’est pas encore question d’ambassade). « C’était juste après Mai 68, c’était bouillant », se réjouit-il aujourd’hui encore. Il débarque dans un pays qui ignore tout de la question palestinienne. Il s’inscrit à l’université de Dijon, puis part à Tours, où il perfectionne son français. Une langue qu’il manie avec une pointe d’accent. « Mahmoud et moi, se souvient-il, nous avions pour mission de prendre contact avec toutes les forces politiques. » Des efforts pas toujours couronnés de succès.

À plus de quarante ans de distance, il est toujours particulièrement reconnaissant envers les personnalités qui les ont aidés : « Des mouvements de jeunes et des organisations arabes en exil, des Tunisiens, des Marocains, mais aussi des intellectuels comme Maxime Rodinson (qu’il prononce à l’anglaise), Jacques Berque ou Henri Curiel, et l’ancien président du Conseil, Pierre Mendès France. » « Grâce à eux, on a ouvert une bibliothèque au début des années 1970, on a projeté des films, fait connaître la cause palestinienne par des livres et des bulletins, et ils nous ont aidés à approfondir la question juive et à travailler sur la relation israélo-palestinienne. »

Un bel élan brisé net par un événement tragique : « Tout s’est arrêté avec Munich », souffle-t-il dans un murmure. L’attentat commis par un groupe palestinien dissident contre les athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich, en 1972, a ruiné tous les efforts pour gagner la sympathie de l’opinion française. Salman El Herfi doit alors quitter Paris pour Beyrouth. Quelques jours plus tard, il apprenait l’assassinat de Mahmoud -Hamchari par les services israéliens. Un souvenir qui réveille une forte émotion : « C’était un frère pour moi. »

Oslo, espoir et désillusion

Dans la capitale libanaise, il rencontre Arafat et entre au Conseil national palestinien (CNP). « Avec le président Arafat, dit-il avec révérence, on travaillait énormément. Il dormait peu et il fallait toujours que l’on s’endorme après lui et que l’on se réveille avant lui… C’était une expérience extraordinaire, qui a marqué toute ma vie, se souvient-il, il y avait là Abou Jihad et beaucoup de frères qui sont aujourd’hui des martyrs. » Ces années-là, de Paris à Beyrouth et de Beyrouth à Paris, amorcent un tournant dans le mouvement palestinien. C’est l’époque où s’ébauche le plan de paix qui donnera les déclarations de Fez, en 1982, puis d’Alger, en 1988. Autrement dit, la reconnaissance d’Israël et de l’offre d’une solution à deux États qui constituera le socle des accords d’Oslo de 1993. Un grand espoir et une terrible désillusion.

Pour Salman El Herfi, « c’est Netanyahou qui a détruit les accords d’Oslo, et il en est fier ! ». La voix s’adoucit quand il évoque Yitzhak Rabin : « Un homme courageux que j’ai eu l’occasion de rencontrer avec le président Arafat. Il savait qu’il courait un grand risque face à l’extrême droite. ». Après un temps de silence, il ajoute : « En le tuant, ils ont tué une idée, et nous n’avons plus jamais retrouvé de partenaire pour la paix comme lui. »

Une mission délicate

Au mitan des années 1990, Salman El Herfi change de vie. L’ancien fedayin devient diplomate. Signe des temps ! Les Palestiniens ont moins besoin d’armes que d’arguments. Il est ambassadeur en Afrique du Sud, où il retrouve Nelson Mandela, qu’il était venu accueillir à sa sortie de prison cinq ans plus tôt, et avec qui il noue des relations d’amitié. Il restera dix ans en poste à Johannesburg, avant d’être nommé à Tunis, lieu stratégique qui fait de lui un « délégué général de la Palestine auprès des organisations arabes ». Autant dire qu’il est étroitement mêlé aux événements qui agitent le paysage politique palestinien : la montée du Hamas et la crise de la direction politique du mouvement palestinien.

Quand il évoque le mouvement islamiste, il manie volontiers l’ironie : « Les Frères musulmans [dont est issu le Hamas, NDLR] avaient toujours refusé de rejoindre la résistance et, d’un seul coup, ils se sont mis à faire de la surenchère. » Pour décrire ce brusque revirement du début des années 1990, il use d’un dicton arabe : « Ils sont partis en pèlerinage au moment où tout le monde en revenait. » Salman El Herfi y voit la patte d’Israël. Mais il rejette fermement tout amalgame entre le Hamas et les organisations islamistes qui prônent un jihad global. Pour lui, ça ne fait aucun doute, le Hamas est « une formation nationale palestinienne, et nous allons réussir à former un gouvernement d’union ». « On ne peut pas avoir l’indépendance sans avoir l’unité. »

De retour depuis le mois de décembre à Paris, où il a tant de souvenirs, Salman El Herfi entame une mission délicate dans un pays meurtri par les attentats de 2015, et en proie à beaucoup de confusion. Comment envisage-t-il sa tâche ? « Nous travaillons étroitement avec l’Élysée et le Quai d’Orsay », avance-t-il prudemment. Mais il déplore « les amalgames entre antisémitisme et lutte anti-occupation » (il ne dit pas « antisionisme »). Et il entend « faire ce qu’il faut » pour mettre un terme à cette tentative de criminalisation de la campagne de boycott à laquelle on assiste aujourd’hui : « On ne boycotte pas le peuple israélien, mais une politique d’apartheid raciste. Je n’ai pas oublié ce qui s’est passé en Afrique du Sud. Aider l’occupation, c’est participer au crime… »

Monde
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