Quand le socialisme agitait les États-Unis

Au début du XXe siècle, le Parti socialiste américain, dont se réclame aujourd’hui Bernie Sanders, comptait plus de cent mille adhérents et remportait nombre de conquêtes sociales.

Sasha Mitchell  • 6 avril 2016 abonné·es
Quand le socialisme agitait les États-Unis
© La grève des mineurs de Hocking Valley, dans l’Ohio, en 1884. (Joseph Becker/Library of Congress)

Le 26 mars, trois nouveaux États sont tombés dans l’escarcelle de Bernie Sanders. Trois nouvelles batailles remportées face à sa concurrente Hillary Clinton en vue de l’investiture du Parti démocrate pour l’élection présidentielle, prévue en novembre. À Seattle (État de Washington), dans le nord-ouest du pays, Sanders a même frôlé la barre des 70 % des suffrages exprimés. Logique pour une ville considérée comme progressiste, où le salaire horaire minimum est fixé à 15 dollars, pour 7,25 dollars dans le reste du pays. Normal aussi lorsqu’on sait que son conseil municipal compte dans ses rangs le seul élu local ouvertement socialiste du pays. Un Bernie « bis ». Un autre héritier d’une histoire du socialisme américain qui a débuté voilà cent trente ans, à la fin du XIXe siècle.

Dans un contexte de tensions entre travailleurs et patrons, les mouvements sociaux se multiplient. De 1881 à 1885, cinq cents grèves sont votées chaque année à travers le pays. En 1886, cinq cent mille ouvriers cessent le travail pour réclamer des augmentations de salaire et plus de sécurité dans les usines et les mines. Systématiquement, le pouvoir se tient prêt à réprimer la contestation, par la voie légale si possible, par la force si nécessaire. Les deux grands partis – républicain et démocrate – sont main dans la main. Pour dissiper une conscience de classe naissante, la formule magique est toute trouvée : le patriotisme. Et rien de tel pour unir la nation qu’un conflit armé contre un ennemi extérieur. En 1898, la guerre est déclarée contre l’Espagne pour l’indépendance de Cuba. Comme lors de l’invasion du Mexique en 1846 et de la guerre américano-philippine un an plus tard, les classes laborieuses vont au charbon pour des causes qui ne les concernent pas.

Mais ce n’est qu’une parenthèse dans le mécontentement grandissant des travailleurs. « Une fois la guerre terminée, nos morts enterrés et le prix du conflit reporté sur les travailleurs à travers une hausse du prix de la nourriture et des loyers, nous nous sommes rendu compte que la véritable raison de cette guerre n’était pas l’indépendance de Cuba, mais le prix du sucre, écrit alors la militante féministe et anarchiste Emma Goldman. Le sang et l’argent du peuple américain n’ont servi qu’à protéger les intérêts des capitalistes [1]. » À l’aube du siècle nouveau, les conditions de travail sont exécrables. Dans les usines délabrées, aux vitres brisées, les accidents du travail se multiplient. Les infections pulmonaires sont légion. En 1914, trente-cinq mille ouvriers trouvent la mort sur leur lieu de travail ; sept cent mille sont blessés, rarement indemnisés par leurs employeurs. Les travailleurs s’organisent dans leur secteur d’activité, et le taux de syndicalisation grimpe pour atteindre deux millions d’encartés.

En parallèle, le Parti socialiste, fondé en 1901, séduit un nombre croissant d’Américains. Il compte jusqu’à cent mille membres au début des années 1910, notamment dans le sud des États-Unis. Dans l’Oklahoma et l’Arkansas, au Texas, en Louisiane, cinquante-cinq hebdo-madaires socialistes existent. En 1910, le premier socialiste est élu à la Chambre des représentants et, l’année suivante, soixante-treize mairies sont remportées par le parti. Grands oubliés de la jeune histoire des États-Unis, les femmes et les Afro-Américains sont inclus dans les luttes.

Au milieu de cette effervescence, une nouvelle forme de syndicalisme émerge. Celui qui voit les racines de la misère dans le système capitaliste et qui ambitionne de rassembler tous les travailleurs. L’organisation la plus importante, l’Industrial Workers of the World (IWW), parle d’action directe « par et pour les travailleurs ». Il s’agit alors de prendre le pouvoir non pas grâce à une révolution armée, mais en paralysant le système économique par la grève générale puis en saisissant les moyens de production afin de les mettre au service du bien commun. L’idée est simple : « Les travailleurs ont davantage de pouvoir les mains dans les poches que toute la propriété des capitalistes réunie. »

En dépit d’un faible nombre d’adhérents, l’IWW dispose d’un pouvoir d’influence et de mobilisation qui déstabilise la classe dirigeante. Mais le combat est loin d’être équilibré. Chaque pan du système se met en travers de la route des militants, des syndiqués et des ouvriers grévistes. La presse, les tribunaux, la police, l’armée : tous les moyens sont utilisés pour décrédibiliser et réprimer les mouvements populaires.

Une nouvelle fois, la Première Guerre mondiale vient reléguer au second plan les demandes de progrès. Au printemps 1917, les États-Unis rejoignent le champ de bataille, de l’autre côté de l’Atlantique. Dès le lendemain de l’envoi des premières troupes, le Parti socialiste se réunit à Saint-Louis (Missouri) et qualifie la déclaration de guerre de « crime contre le peuple des États-Unis ». Malgré ce regain de patriotisme et de propagande, les socialistes progressent sur le terrain électoral. Cette année-là, 22 % des New-Yorkais votent pour le candidat du Parti socialiste aux municipales et, à Chicago, le vote socialiste atteint 34,7 %, contre 3,6 % deux ans plus tôt, en 1915.

« La classe dominante déclare toujours la guerre, mais ce sont les exploités qui vont combattre », martèle Eugene V. Debs, leader du parti, en 1918. Quelques mois plus tard, il est condamné à dix ans de prison pour avoir critiqué la guerre et incité les jeunes Américains à ne pas rejoindre l’armée. Exemple type, du musellement de la contestation par la voie légale : l’espionage act, voté en 1917, interdit toute interférence avec le recrutement des futurs soldats.

À la fin de la guerre, cinquante mille jeunes hommes ont péri sur le sol européen. Mais l’économie, notamment l’industrie de l’armement, fonctionne assez bien pour qu’une partie du mécontentement s’estompe. Le patriotisme, la rhétorique du « tous unis contre l’ennemi extérieur », a fait son effet. « Les travailleurs, comme souvent au cours de l’histoire des États-Unis, se retrouvent face à un dilemme, écrit l’historien et politologue Howard Zinn. L’Establishment répond à la rébellion des travailleurs par de nouvelles formes de contrôle, qu’elles soient légales ou non. En parallèle, il met en place des réformes incrémentales, loin d’être suffisantes pour régler les problèmes de fond, mais acceptables pour une majorité, qui recommence à accorder un semblant de confiance au système. » Pendant cette période, de nouvelles lois de contrôle des monopoles et de régulation du système bancaire sont votées par le Congrès. Dans certains États, les salaires sont revus à la hausse et des compensations sont offertes en cas d’accident du travail.

La lutte des classes entamée à la fin du XIXe siècle vient s’écraser sur un système verrouillé à double tour. Le Parti socialiste, lui, perd peu à peu du terrain, sans jamais réussir à s’imposer durablement comme troisième force électorale. Son aile gauche se détache en 1919 pour contribuer à la formation du Parti communiste des États-Unis, qui devient dans les années 1920 la principale force de lutte contre le capitalisme, dans le sillage de la révolution russe et de la naissance de l’URSS.

« Le système politique américain est fait de freins et de contrepoids qui visent à restreindre le pouvoir de l’État et à lui faire jouer le rôle d’arbitre des intérêts individuels et à ne jamais prendre lui-même d’initiatives. Les partis politiques américains reflètent cet état de choses, résume le sociologue québécois Marcel Rioux [2]. Il est bien évident qu’un parti socialiste qui possède une idéologie explicite et un programme cohérent ne s’insérera pas facilement dans la vie politique américaine. Il s’oppose trop carrément à l’idéologie individualiste américaine pour ne pas heurter de front trop de traditions respectables. »

Un siècle plus tard, l’idée et l’idéal socialistes trouvent une certaine résonance, dans un pays où le nombre d’emplois précaires et mal payés a augmenté de 60 % depuis 2005 et où une majorité de jeunes de moins de 30 ans préférerait se débarrasser du système capitaliste, selon un sondage. Dans les faits, Bernie Sanders est pourtant bien loin de la rhétorique de lutte des classes employée par le Parti socialiste, dont il s’inspire aujourd’hui, et par son leader Eugene V. Debs, cinq fois candidat à la présidence et qui réunit, en tant que candidat indépendant, un million de voix depuis sa cellule de prison lors de l’élection de 1920. Son programme ressemblerait même davantage à celui d’un social-démocrate scandinave, avec son impôt progressif sur les héritages, la gratuité des frais d’études universitaires et la Sécurité sociale pour tous. Qu’importe, le succès de sa candidature démontre qu’une partie des Américains, notamment les jeunes, ne se satisfait plus d’un système économique qui l’ignore. À l’image des travailleurs du début du XXe siècle.

[1] Sauf mention contraire, les citations sont extraites d’Une Histoire __populaire des États-Unis, Howard Zinn, Agone, 2003.

[2] « Le Socialisme aux États-Unis », Marcel Rioux, in Socialisme 64 n° 1, printemps 1964.

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