Accords de partenariat économiques : offensive libérale sur l’Afrique

Entre chantage et menaces, l’Europe veut imposer au continent africain une libéralisation du commerce qui risque de lui coûter cher.

Erwan Manac'h  • 31 août 2016 abonné·es
Accords de partenariat économiques : offensive libérale sur l’Afrique
© Photo : Robert Harding Heritage/AFP

L’ultimatum est fixé au 1er octobre. S’ils n’ont pas cédé à cette date, certains pays africains verront leurs produits taxés par les douanes européennes. C’est la menace déployée par la Commission européenne pour forcer la main aux derniers récalcitrants qui résistent encore aux Accords de partenariat économique (APE), treize ans après le début des négociations.

Bien moins connus que leur équivalent trans-atlantique, le Tafta, les APE cachent derrière une apparente technicité une logique simple : l’Afrique doit s’ouvrir à la mondialisation et abandonner ses droits de douane sur les marchandises européennes. Et ce au nom du « sens de l’histoire » et du libéralisme « gagnant-gagnant », à en croire les hauts fonctionnaires européens. Pourtant, les pays africains n’ont concrètement rien à y gagner. Depuis leur indépendance, ils ont obtenu le droit de vendre leurs marchandises en Europe sans payer de droits de douane, tout en maintenant des taxes sur les importations en provenance d’Europe pour se protéger de la concurrence.

Accords « asymétriques »

Aujourd’hui, la Commission européenne ne veut plus entendre parler de ces accords dits « asymétriques ». La première puissance agricole du monde veut commercer d’égal à égal avec un continent sept fois moins riche qu’elle. Contre le maintien des avantages commerciaux accordés à l’Afrique, elle exige donc la suppression des trois quarts des taxes sur les produits européens entrant en Afrique. Et les impôts que certains pays africains font peser sur leurs propres exportations, notamment pour encourager les grandes entreprises exportatrices à transformer les matières premières sur le sol africain, doivent aussi disparaître.

Les APE doivent également sceller de façon irréversible la relation commerciale privilégiée entre l’Europe et l’Afrique. Une clause oblige en effet les pays africains à accorder automatiquement à l’Union européenne tout avantage qu’il voudrait consentir à un autre pays. Si la Chine, l’Inde ou le Brésil venaient demain à négocier à meilleur compte avec un pays africain, l’Europe serait ainsi automatiquement alignée.

L’enjeu est évidemment colossal pour les entreprises européennes. L’Afrique sub-saharienne est un marché potentiel 990 millions d’habitants avec une classe moyenne grandissante et d’énormes investissements sont à prévoir pour les infrastructures. De quoi offrir des débouchés non négligeables aux grands céréaliers, au lobby laitier secoué par une grave crise de surproduction ou aux géants des BTP. Selon un rapport remis en 2013 au ministère de l’Économie, la France créerait 200 000 emplois sur son sol en cinq ans si elle parvenait à doubler le montant de ses exportations vers l’Afrique.

Ces accords visent aussi à damer le pion aux puissances émergentes, Brésil, Inde et Chine en tête, qui tissent des liens de plus en plus forts avec l’Afrique. La « part de marché » sur le continent africain de la France, par exemple, est passée de 10 % en 2000 à 4,7 % en 2011.

Pour les pays africains, en revanche, l’équation des APE semble surtout se résumer à un choix par défaut. Ayant déjà la porte ouverte sur le marché européen, ils n’ont rien à obtenir en échange de la baisse de leurs droits de douane. La diplomatie européenne a donc versé au débat plusieurs instruments de chantage et d’autorité – avec « un certain manque de souplesse », selon le constat d’une mission sénatoriale française en 2013. Et les ministres africains dénonçaient également en 2007 « l’énorme pression » des négociateurs européens. Une partie de l’aide au développement versée par l’Europe a ainsi été transférée dans un chapeau nommé Paped, dont la distribution est conditionnée à la ratification des APE. « Ce point est tout à fait révélateur du fait que les APE ne sont pas des accords “d’égal à égal”. L’Europe donne d’une main et prend de l’autre. Elle s’inscrit dans une relation de subordination », analyse Marie Bazin, coprésidente de Survie, association de lutte contre le néocolonialisme.

La direction au commerce de la Commission européenne agite également la menace d’une augmentation des droits de douane à l’entrée du marché européen. Pour le -Cameroun, le Nigeria et les pays les plus développés du continent, le risque est considérable (voir notre carte). Les pays les moins avancés, eux, ont conclu un autre accord de coopération leur assurant une exonération totale de taxes sur leurs marchandises entrant en Europe. Mais il n’est pas exclu que l’Europe leur impose, dans l’avenir, les mêmes conditions. En mars 2012, sourire aux lèvres, le président de la Commission du commerce international de l’UE, le Portugais Vital Moreira, affirmait devant les caméras que l’avantage concédé aux pays les moins avancés n’avait pas vocation à durer éternellement. « La seule alternative, c’est l’APE », assenait l’eurodéputé socialiste.

Malgré cette pression, les APE trouvent des opposants sur tout le continent africain, avec deux inquiétudes majeures. En premier lieu, la suppression des taxes représente un manque à gagner considérable pour les comptes publics [^1]. Pour les pays les plus touchés, cela représente jusqu’au quart du budget de l’État [^2]. Un mauvais signal, dans un contexte d’explosion démographique qui devrait faire gonfler les dépenses d’éducation et de santé sur le continent.

L’Europe a certes prévu une compensation pour ces pertes de recettes, mais aucun compromis n’a été trouvé sur le montant de l’enveloppe. Les défenseurs des APE jugent que cette perte de ressources doit accélérer une grande réforme fiscale. Mais l’hypothèse d’une hausse des impôts est accueillie avec des sueurs froides sur le continent, d’autant plus que les entreprises africaines auront affaire à une concurrence accrue de l’Europe.

raz-de-marée

C’est là la seconde angoisse des Africains. Avec l’ouverture de leur marché aux produits européens, ils craignent un raz-de-marée qui hypothéquerait l’essor de leur industrie et fragiliserait leur agriculture. Le travail de la terre procure plus de 60 % des emplois en Afrique de l’Ouest, selon la Cedeao. Consciente du drame que représenterait une crise du secteur en Afrique, l’UE a concédé des exceptions permettant de maintenir des droits de douane sur les produits les plus sensibles. L’économiste du développement et ancien ambassadeur de France dans plusieurs pays africains Pierre -Jacquemot se veut donc rassurant. Les APE auront un impact limité, juge le diplomate, car ils ne concernent pas les produits fabriqués en Afrique.

Toutefois, la suppression des taxes toucherait tout de même, en Afrique de l’Ouest, 36 % des produits agricoles. Sur ces produits, l’Afrique devra faire face à la concurrence de l’Europe, qui subventionne massivement son agriculture via sa politique agricole commune [^3]. Seuls 6 % des produits ouest–africains sont plus compétitifs que ceux de l’Union européenne, estime de son côté l’ONG Peuples solidaires [^4].

Beaucoup d’observateurs contestent aussi l’idée selon laquelle la libéralisation des marchandises que l’Afrique ne fabrique pas serait sans risque. L’arrivée de produits européens sur les marchés africains pourrait, selon eux, modifier les habitudes des consommateurs et déséquilibrer les filières locales, même si elles ne sont pas en concurrence frontale. Le cas du blé est emblématique : en supprimant les 5 % de taxe encore en vigueur sur l’importation de blé, les produits à base de farine pourraient concurrencer les produits locaux. « _Le millet, le sorgho, la patate douce, la banane -plantain et le manioc, qui sont plus difficiles à pré__parer que le pain ou les pâtes, risquent d’être abandonnés, ce qui créerait énormément de chômage dans les campagnes_ _»,_ s’inquiète ainsi Jacques Berthelot, agro-économiste. Pire, cela expose la population aux crises alimentaires en cas de pénurie mondiale de blé.

Les opposants aux APE craignent aussi leurs conséquences sur l’industrie, axe prioritaire de développement du continent, selon tous les analystes. L’industrie naissante ou en projet risque de ne pas résister à la concurrence des produits importés d’Europe.

Cas par cas

À la table des négociations, « le climat est pourri parce que les négociations ont été mal conduites, observe Pierre Jacquemot. Au sein de la Commission européenne, la direction générale au Commerce, d’influence néolibérale, a pris le pas sur la direction à la Coopération. Et elle a été d’une condescendance et d’un mépris insupportables. Cela a largement contribué à l’agacement de ses interlocuteurs africains. »

En treize ans de négociations, l’Europe a fait des concessions pour tenter d’adoucir l’opposition des pays africains. L’ampleur des libéralisations a été réduite autour de 75 %, contre 80 % escomptés à l’origine. La transition a été étalée sur vingt ans et des questions sensibles ont été retirées. Une « clause de rendez-vous » impose en revanche une reprise des négociations sur ces sujets six mois après la ratification des accords. Le processus de libéralisation ne doit connaître aucune trêve.

À l’usure, la Commission est en train d’obtenir la signature de tous les États africains. Les pays les plus exposés en cas de hausse des taxes à l’entrée du marché européen ont ratifié des accords temporaires sans attendre la conclusion des APE régionaux. Le départ du duo formé par Olusegun Obasanjo, au Nigeria, et Thabo Mbeki, en Afrique du Sud, en 2007 et 2008 s’est soldé par des avancées notables de l’UE. Le Sénégal et la Côte-d’Ivoire, autrefois opposants à ces accords de libre-échange, se sont convertis à leur cause à la faveur de changements de pouvoir en 2012 et 2011. Malgré des exigences européennes qu’ils qualifiaient de « déraisonnables », les pays d’Afrique de l’Ouest sont en train de signer les APE. Le Cameroun entamait le 4 août la mise en application du traité intérimaire, signé en solitaire, comme le Ghana et la Côte-d’Ivoire, qui ne pouvaient pas prendre le risque de voir leurs exportations taxées.

Ces accords bilatéraux, signés au cas par cas, menacent la coopération des pays africains entre eux. Mais cela ne perturbe pas l’Europe. Cécilia Malmström, la commissaire au -Commerce de l’UE, a constaté mi-juillet que « les conditions pour parvenir à la conclusion d’un accord ne sont pas réunies » avec les pays d’Afrique de l’Est. À chaque pays de choisir s’il suit la voie ouverte par le Cameroun ou s’il préfère la hausse des taxes prévue pour le 2 octobre. Le Nigeria et la Tanzanie restent particulièrement remontés malgré les menaces de perdre leurs avantages, car ils veulent protéger leur industrie. Leur rejet des APE constituerait un sérieux coup d’arrêt au processus.

[^1] Études disponibles sur www.sol-asso.fr

[^2] Selon une modélisation de l’International Trade and Quantitative Analysis de 2008.

[^3] 55 milliards d’euros par an, soit 11 fois le montant de l’aide au développement pour l’Afrique.

[^4] Une pétition a été mise en ligne sur son site Internet pour demander le retrait de ces accords.

Mise à jour, 2 septembre 2016 : Une erreur a été corrigée concernant la population sub-saharienne (990 millions de personnes).

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