Usul : « En recréant du conflit, on recrée du politique »

Dans ses vidéos, le youtubeur Usul dissèque les discours dominants sur des thèmes d’actualité. Et il est loin d’être le seul. Le renouveau de la pensée de gauche viendra-t-il d’Internet ?

Julia Gualtieri  • 7 septembre 2016 abonné·es
Usul : « En recréant du conflit, on recrée du politique »
© youtube/usul

Regard critique et subjectivité assumée, Usul ne se montre pas dans ses vidéos mais il donne le ton. Ses sujets ? Nos « chers contemporains », comme l’indique le nom de sa chaîne, dont Bernard-Henri Lévy, Frédéric Lordon ou Élisabeth Levy. Pas de biographies, mais une déconstruction des valeurs et des discours contemporains. Islamophobie et racisme postcolonial, aliénation au travail et libre arbitre : à travers un savant mélange d’extraits vidéos, d’archives ou de JT commentés, Usul propose une relecture des débats (et des consensus) contemporains.

« Pour aller du plus évident au moins évident, je pars de ce qu’on dit dans les médias. Souvent, c’est bête. » En bon bourdieusien, Usul n’est pas tendre envers les médias, qui, selon lui, sont faussement neutres et ne font que reproduire la pensée dominante. Mais ses vidéos veulent aussi contrer les discours facho-complotistes qui fleurissent sur le Web.

Militant d’extrême gauche (LCR puis NPA) depuis l’âge de 16 ans, aujourd’hui trentenaire, Usul travaille donc à rendre le plus accessibles possible les penseurs critiques de gauche. Avec succès. Chaque épisode de « Mes Chers Contemporains » cumule aujourd’hui entre 300 000 et 600 000 vues. Certains enseignants en ont même fait un support pédagogique, et des universités l’invitent pour des conférences.

Usul n’est toutefois pas le seul vidéaste de gauche sur Youtube. À l’occasion d’une vidéo collective réalisée par plusieurs youtubeurs engagés contre la loi El Khomri et de l’appel à témoignages avec le hashtag #OnVautMieuxQueÇa, ces voix sont apparues dans le débat public. Dans quelle mesure ces informateurs d’un genre nouveau peuvent-ils être une alternative à l’information traditionnelle ? Quel crédit leur accorder ? Pour Usul, la légitimité de la prise de parole, habituellement monopolisée par les médias et les institutions, est totalement renversée sur Internet. C’est justement le souhait de ce vidéaste révolutionnaire : que tout le monde prenne la parole dans le débat public pour « casser la légitimité de ceux qui portent costume et cravate ».

Qu’est-ce qui a motivé la création de votre chaîne, Mes Chers Contemporains (MCC) ?

Usul : L’objectif initial est politique. C’est d’exposer une pensée critique qui ne soit pas une pensée d’extrême droite – ultra-présente sur Internet avec Alain Soral ou Dieudonné. Pourtant, la culture de la gauche radicale, la mienne, regorge d’auteurs tout aussi critiques. Pourquoi ne pas les rendre accessibles, offrir cette matière aux internautes et prévenir l’embrigadement ? C’est, pour moi, la meilleure façon de combattre les discours complotistes.

J’ai choisi un format long, le documentaire, parce que je trouve que des extraits vidéo parlent plus que des schémas, à condition de les remettre en contexte. Quand je suis tombé sur cette ancienne émission de Bernard Pivot, « Apostrophes », avec Bernard-Henri Lévy, je me suis dit : « C’est génial, on comprend parfaitement cette histoire de nouveaux philosophes. » De là est né le premier volet sur BHL.

Pour décrire mon travail, il y a un mot que j’aime bien : vulgarisateur. Et militant ! Ce qui n’est pas incompatible, la science est toujours politique. On peut très bien être engagé et rigoureux.

Est-ce cette rigueur qui fonde votre légitimité ?

C’est une question qui revient souvent. En France, on aime beaucoup les titres, les écoles, les diplômes… Mais, sur Internet, on est jugé sur ce que l’on fait. La légitimité, on la produit à plusieurs, à la main. Évidemment, je ne me suis pas senti d’emblée fondé à m’exprimer. J’ai passé des années dans le jeu vidéo – domaine où la légitimité a l’avantage d’être moins questionnée. Mais, même là, il y avait un conflit entre les nouveaux venus d’Internet, qui font figure d’amateurs, et les journalistes officiels, suspectés de complaisance à l’égard des éditeurs. Sauf que la légitimité s’est inversée quand le public nous a choisis.

Grâce à Tipeee [^1], vous récoltez 10 000 euros de dons par vidéo. Cela représente aussi une forme de légitimité ?

Je vois ça comme la reconnaissance de l’utilité de mon travail : les gens me soutiennent pour que je continue. Ne pas dépendre de la sphère publicitaire est une chance. Avec la pub, il faut réaliser plein de vidéos, donc des formats courts. Dès que je me suis décidé pour un format long, j’ai lancé un appel aux dons avec une vidéo pilote. Aujourd’hui, ça me fait vivre. J’ai même pu me donner plus de temps, faire une vidéo par trimestre plutôt qu’une par mois. Sinon… j’aurais gagné trop ! [Rires] Toutefois, même maintenant, je ne pourrais pas faire ce travail si je respectais le droit d’auteur. Les tarifs des vidéos de l’INA, que j’utilise souvent, sont très élevés. J’aimerais beaucoup avoir un accord avec eux.

On a découvert tout un cercle de youtubeurs vulgarisateurs avec #OnVautMieuxQueÇa, peut-on parler d’un retour de la pensée de gauche sur YouTube ?

Oui, on y arrive. J’étais un peu à l’affût de ce que l’on pourrait faire collectivement, dans l’idée que, si l’on se rassemblait, on pourrait toucher un large public. Nous avons des contacts et des préoccupations communes, dont la loi travail. Mais ce n’est pas évident de fédérer : on se pense chacun comme des indépendants. Et puis la plupart des collectifs sur Internet sont liés à des boîtes privées, comme Studio Bagel, racheté par Canal +. Ce sont des machines à lisser, ce n’est pas ce que l’on veut.

Cependant, nous sommes encore en retard. Les militants d’extrême droite ont des formations et des stratégies précises pour militer en ligne ! Je pense qu’ils sont en avance sur nous parce que, jusque-là, ils ne pouvaient pas s’exprimer dans les médias, alors que cela restait possible pour les intellectuels de gauche. Lorsqu’Internet est arrivé, ils y ont vu une tribune très utile.

La critique des médias est l’une de vos marottes, pourquoi ?

Parce que les médias dominants définissent les mots du débat, les oppositions structurantes et l’imaginaire politique collectif. Quand France 2 oppose les casseurs et les manifestants, quand un journaliste de la chaîne déclare, lors de l’affaire du voile dans les écoles en 1994, que le débat oppose « les partisans de la -laïcité et un islam peu soucieux des lois de la République [^2] », ce sont eux qui choisissent l’alternative. Pourtant, la sociologie montre bien que tout est toujours plus compliqué. S’il y a consensus sur le voile, c’est que la droite s’est faite championne de la laïcité – une aberration historique – et que la gauche, avec son histoire coloniale et sa volonté d’exporter la grande civilisation de la raison, n’est pas en reste sur l’islamophobie. Mais tout le monde – c’est bien normal – n’a pas le temps de faire ces allers-retours socio-historiques permanents. J’essaye donc de proposer ce décryptage médiatique un peu à chaque fois – et spécialement sur France 2, dans le volet sur « Le Journaliste », car cette chaîne bénéficie d’un label qualité qui fait référence et qui rend l’exercice plus intéressant qu’avec TF1.

Est-ce que l’on s’informe alors mieux sur Internet ?

Je le pense, oui. Internet a une vertu que je trouve géniale, et dans laquelle je m’inscris, c’est la repolarisation de certaines questions qui font consensus dans les médias et la classe politique. Parce qu’enfin les premiers concernés peuvent s’exprimer. En recréant du conflit, on recrée du politique. Pour reprendre le thème de la laïcité, on s’aperçoit en effet que les positions de la gauche, même radicale, sont critiquées. Le discours lissé du Front national actuel ne tient pas une seconde quand on lit les commentaires des militants sur les réseaux. Du coup, les points de tension apparaissent très clairement, bien mieux que dans les médias dominants. Les débats peuvent vivre en continu, dégagés de l’agenda médiatique.

Internet regorge de pépites, de conférences de chercheurs, de retransmissions de débats, d’articles de fond. Pour les féministes françaises, avoir accès à des ressources américaines, s’inspirer de leurs démarches, a permis un formidable renouveau ! Mais ce n’est pas évident de trouver ces documents ou de les comprendre : c’est pour ça que j’essaye de bâtir des ponts entre le débat public et les sphères militantes et universitaires. Au pire, Internet passe encore pour une zone obscure et obscurantiste ; au mieux, pour quelque chose d’un peu alternatif. Alors qu’il s’agit d’un changement structurel de la manière de répartir la parole et l’information, une révolution de fond !

Vous, comme d’autres youtubeurs, seriez donc une alternative à l’info traditionnelle…

Plutôt qu’une alternative, je dirais un appoint critique. La presse traditionnelle continue à donner le la. D’une certaine façon, comme tous les youtubeurs qui font de la vulgarisation, je reste dépendant des médias puisque j’essaye d’y répondre en apportant un contrepoint. Notre rôle se situe un peu à la marge et nous ne sommes pas près de devenir centraux, vu le poids des monopoles. Mais il ne faut pas désespérer de servir un peu plus ; les jeunes sont déjà critiques vis-à-vis de la télévision, qu’ils regardent moins, et de la presse papier, qu’ils n’achètent pas – à moins de préparer Sciences Po. Ils s’informent d’abord sur YouTube, et ceux-là vont grandir. Il n’y a pas que YouTube, d’ailleurs. La blogosphère a eu un rôle important lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel et, aujourd’hui encore, dans tous les mouvements sociaux.

Mais mon rêve n’est pas que tout le monde se mette à écouter les youtubeurs ou les blogueurs : plutôt que chacun se mette à parler sur Internet, quel que soit le format ! Mon idéal, c’est de briser le monopole que les médias et les institutions peuvent avoir sur la parole publique. Je pense qu’il faut des cours à l’école pour apprendre à s’exprimer dans l’espace public. Il faut casser la légitimité de ceux qui portent costume et cravate.

[^1] Plateforme de financement participatif fondée sur le principe du pourboire pour rémunérer les créateurs du Web. Elle prélève 8 % sur chaque collecte.

[^2] En référence à un extrait du JT de France 2 commenté dans l’épisode intitulé « La polémiste, Élisabeth Levy ».

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