Aude Lancelin, frondeuse en chef

Licenciée de L’Obs, la journaliste Aude Lancelin revient dans un livre sur les coulisses de son éviction et décrit une presse gangrenée par les actionnaires et le pouvoir politique.

Pauline Graulle  • 26 octobre 2016 abonné·es
Aude Lancelin, frondeuse en chef
© Photo : AB

Ni règlement de comptes ni vengeance. Le Monde libre, paru en octobre [^1], est une autopsie. Celle d’un « grand cadavre à la renverse » nommé la presse « de gauche », aux ordres de tous les pouvoirs depuis qu’elle s’est offerte, pour un plat de lentilles, aux milliardaires du CAC 40.

La légiste, c’est Aude Lancelin, ex-directrice adjointe de la rédaction de l’Obs, racheté en 2014 par le trio Niel-Pigasse-Bergé. Promue la même année pour réveiller les ronronnantes pages « idées » de l’hebdo, elle a si bien fait le job qu’elle a été virée sans ménagement en mai dernier. Accusée d’intelligence avec l’ennemi gauchiste – en l’occurrence, Frédéric Lordon, son compagnon, l’un des initiateurs de Nuit debout –, elle aurait eu le mauvais goût d’offrir la une du bébé de Jean Daniel à l’iconoclaste Emmanuel Todd après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. De laisser du champ au philosophe ex-maoïste Alain Badiou. De donner, en somme, trop longuement la parole à « l’autre gauche » dans un journal acquis à la ligne Valls–Hollande-Macron…

On retrouve celle par qui le scandale est arrivé derrière une orange pressée au café Wepler, place Clichy. Une grande blonde hitchcockienne, moins froide qu’il n’y paraît. Souriante et déterminée, mais encore sonnée. Une journaliste au chômage, dans un monde des médias laminé par les plans sociaux, cela n’a rien d’exceptionnel. Être écarté pour ses opinions politiques non plus. Sauf que, d’habitude, l’histoire se finit avec un gros chèque et circulez, y a rien à voir. Là non : « Il y a eu du sang sur les murs », dit-elle dans un rire sombre.

Codes

Ce « meurtre symbolique » est donc ce qui hante le brûlot d’Aude Lancelin. Deux cents pages écrites d’une traite, en sept semaines. Au moins son licenciement non négocié lui a-t-il offert une totale liberté de parole. « Il n’est pas une phrase [qui] ait été inventée ou même déformée », annonce l’auteure dans un avertissement, comme pour s’autoriser ensuite à faire de cette histoire une sorte de conte sur le monde du travail contemporain.

Sous sa plume ciselée, L’Obs devient « L’Obsolète », journal peuplé de personnages aux étranges patronymes : « l’ogre », « Claude Rossignel » ou « Matthieu Lunedeau ». Comprenez Xavier Niel, l’actionnaire-bourreau tout-puissant. Claude Perdriel, le fondateur du titre à la solde d’une « Hollandie » aux abois. Et Matthieu Croissandeau, le N + 1 arriviste, apprenti sorcier du management à la botte des deux premiers.

Lequel au juste a-t-il fini par avoir la tête d’Aude Lancelin ? Tous les trois à la fois, sans doute. À moins que ce ne soit François Hollande lui-même. Elle l’affirme, sources à l’appui : en plein épisode « Nuit debout », le Président aurait prié la vitrine éditoriale de la social-démocratie française de faire taire, elle aussi, ses frondeurs.

« Dans le fond, je crois qu’ils n’auraient jamais traité comme ça quelqu’un du sérail », analyse aujourd’hui la frondeuse. Une réflexion très « lutte des classes ». On sent que les mondanités germanopratines où se presse un aréopage d’éditorialistes interchangeables n’ont jamais été vraiment son truc.

Sans doute la petite Vendéenne issue d’un milieu populaire et catholique, montée à Paris à l’âge de 15 ans, s’était-elle déjà sentie parfois un peu à l’écart lors de ses années en hypokhâgne et khâgne à Henri-IV, puis à Normale sup, au beau milieu de la crème de la bourgeoisie intellectuelle parisienne. « Chez moi, on n’était ni de droite ni de gauche. Ma mère n’a pas son bac, mon père est le premier de sa famille à l’avoir eu. Du coup, mes années de formation ont été hyper importantes politiquement », dit cette grande bosseuse.

Il fallait en tout cas ne pas être une « héritière » – au sens bourdieusien du terme – pour croquer si finement l’incroyable collusion des élites médiatiques, politiques et intellectuelles. Un petit monde de connivences et d’intouchables, comme –« Bernard » (Henri Levy). L’impudente, décidément peu au fait des codes du milieu, l’apprendra à ses dépens : en 2010, elle révèle dans L’Obs, à la faveur d’une inattention du directeur de la rédaction de l’époque, que le « Jean-Baptiste Botul » dont se gargarise BHL est l’invention gaguesque d’un journaliste du Canard enchaîné.

Aude Lancelin croit avoir marqué des points. C’est tout le contraire. « Ce fut pour moi le début d’une série de persécutions dont l’énumération ferait presque rougir », écrit-elle dans Le Monde libre, avant de narrer ces séances de « redressement idéologique » dans le bureau de ses supérieurs. Lesquels la somment de s’expliquer sur une phrase ou un mot jugés déviants par rapport à la « sacro-sainte charte » sociale-démocrate que tout nouvel entrant à « L’Obsolète » se doit de signer.

Privée de dossier, privée d’enquête, la placardisée, qui garde l’amitié protectrice de l’éditorialiste Jacques Julliard, finit, grâce à lui, par rejoindre Marianne pour trois années stimulantes, de 2011 à 2014. Elle s’en extrait in extremis, avant que l’hebdo de Jean-François Kahn ne sombre définitivement dans « l’obsession identitaire », pour revenir à son premier amour (contrarié) : L’Obs.

Valeurs

Difficile, pourtant, de réduire Aude Lancelin à la gauchiste de base. À ses débuts dans la profession, dans les années 2000, quand L’Obs est encore un haut lieu de l’échange intellectuel, elle est même soupçonnée de « dérive droitière »« une pente de moins en moins sévèrement réprimée au fil du temps », note-t-elle cependant. En cause, son admiration pour Philippe Muray. Plus tard, la lecture des Particules -élémentaires, de Michel Houellebecq, autre réac patenté, sera un « choc littéraire ».

De toute façon, pour l’agrégée de philo, la liberté d’esprit prime tout le reste. Même l’étiquette partisane. « Ce qui la caractérise, ce n’est pas l’axe gauche-droite, mais sa recherche de l’honneur », confirme, un rien grandiloquent, son ami Emmanuel Todd. « Si Aude préfère Alain Badiou ou Slavoj Zizek à Finkielkraut ou BHL, ce n’est pas dû à son “gauchisme”, mais à son minimum d’exigence intellectuelle ! », s’exclame l’écrivain Laurent Binet, qui décrit une femme intègre avant tout fidèle à ses valeurs.

« Il y a un côté “amour de la vérité” chez elle », pointe l’essayiste Christian Salmon, co-signataire d’un appel d’intellectuels en sa faveur. Ce n’est certes pas un hasard si Aude Lancelin cite, en exergue de son ouvrage, l’avertissement lancé par le Monsieur Seguin de Daudet à sa petite chèvre : « Tu verras ce qu’il en coûte de vouloir vivre libre. » Elle a vu.

Six mois après son départ de L’Obs, l’ex-numéro 2 est en tout cas loin d’avoir quitté les consciences. Évidemment, une telle histoire n’a laissé personne indemne. Aude Lancelin garde en mémoire la mine penaude de la DRH, envoyée faire le sale boulot. Matthieu Croissandeau, lui, n’a plus jamais daigné, ou osé, la regarder dans les yeux. « Il a été tellement pressurisé par le système, par ces actionnaires obsédés par le résultat, qu’en deux ans il est devenu quelqu’un d’autre. Plus seul que jamais », dit-elle avec une empathie sincère.

Elle, en revanche, a été très soutenue. Les raisons managériales invoquées pour le licenciement n’ont trompé personne. Surtout une fois rendu public le fameux texto envoyé par Claude Perdriel : « Je respecte vos opinions mais je pense qu’elles ont influencé votre travail. » Pour la première fois, au printemps dernier, la rédaction a signé, à 82 %, une motion de défiance à l’encontre du directeur de la rédaction. « Tout le monde a bien compris que la brutalité avec laquelle j’ai été traitée était une manière de dire que, dans cette nouvelle ère, personne n’est à l’abri. »

Ni à L’Obs ni ailleurs. Libé, Le Monde, L’Obs, L’Express, Canal +… Devenus les propriétés de Niel, Drahi, Lagardère, Pinault, -Bolloré… Partout les mêmes méthodes de gestion comptable – à l’os –, la même morgue pour le travail journalistique et les mêmes velléités de contrôle de l’information. Où retrouver une place là-dedans désormais ? Aude Lancelin se le demande encore.

[^1] Le Monde libre, Aude Lancelin, Les Liens qui libèrent, 240 p., 19 euros.

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