Leonard Cohen : « J’ai tenté d’être libre à ma façon »

L’œuvre de Leonard Cohen est une célébration de la vie et de l’amour. Jusqu’à son dernier magnifique album, le chanteur a accompagné toute une génération comme un ami. Hommage personnel.

Jacques Vincent  • 16 novembre 2016 abonné·es
Leonard Cohen : « J’ai tenté d’être libre à ma façon »
© Photo : ISTVAN BAJZAT/DPA/AFP

Leonard Cohen est mort à Los Angeles le 7 novembre, à 82 ans, peu de temps après la sortie de You Want It Darker. Il fallait donc voir les signes de la fin proche dans les déclarations du narrateur au fil de cet album où il s’avoue « hors jeu », annonce qu’il « quitte la table », jusqu’au simple « it’s au revoir » dans «Travelling Ligth ».Leonard Cohen est mort, et c’est comme toujours l’impression d’un livre qui se referme. Un livre qui, pour ma part, m’a accompagné la plus grande partie de ma vie.

Quand, adolescent, je découvrais le rock à la toute fin des années 1960, comme un immense continent que je passerais le restant de mes jours à explorer, -Leonard Cohen se tenait aux côtés des Who, de Jimi Hendrix ou des Stones. Certes, l’homme détonnait un peu. Point de décibels ni d’exubérance chez lui, mais une fascinante capacité à créer une magie unique avec seulement une voix profonde et quelques notes de guitare. L’autre grande différence est qu’il avait derrière lui, avant celle de chanteur, une vie d’écrivain et de poète – son premier recueil était paru en 1956, en même temps donc que le Howl d’Allen Ginsberg.

Quand quelques-unes des étoiles les plus brillantes s’éteignaient à 27 ans, lui voguait déjà doucement vers la quarantaine. Moi qui étais venu attiré par le fracas et la puissance des guitares électriques, j’allais pourtant succomber au pouvoir très particulier de ses chansons. À leurs rythmes lancinants, leurs arpèges hypnotiques, la langueur désespérée qui imprègne nombre d’entre elles et en fait les compagnes idéales des moments sombres et des larmes. Entre deux déluges électriques, j’ai pris goût à ces moments de recueillement voluptueux enveloppant le corps et l’esprit comme un opiacé. Ce qui en repoussait certains qui ne voyaient que tristesse et désespoir m’apparaissait au contraire comme un réconfort et une consolation. Ainsi, « Songs From A Room » avait trouvé sa place à côté du « Get Your Yaya’s Out » des Stones ou du premier album de Led Zeppelin.

À ce moment-là, je n’en étais encore qu’au seuil d’un mystère nouveau et à saisir au vol quelques-unes des phrases de ses chansons. Comme celle-ci dans « Bird On A Wire » : « J’ai tenté d’être libre à ma façon. » Une phrase qui sonnait comme une promesse à ma propre vie, dans ces années où le mot « liberté » semblait être le plus bel étendard. Une phrase qui aujourd’hui apparaît comme une épitaphe parfaite pour son auteur disparu.

Il me faudrait grandir encore pour saisir pleinement la subtile saveur d’une poésie qui trempait parfois sa plume dans le sang des mythologies mais le plus souvent dans la chair de la vie. Ni les fulgurances d’un Dylan ni les visions chamaniques d’un Morrison. Une célébration de la vie et de l’amour, ses moments de lumière comme ses faces sombres, parfois dans les termes les plus crus.

Et des femmes. Leonard Cohen était un homme qui aimait la vie, un homme qui aimait les femmes (« a ladies’ man »), qui en a aimé beaucoup. Leur corps, leurs caresses, leurs étreintes. Sa poésie, dans une apparente simplicité, rendait grâce à l’une des plus grandes bénédictions de la vie. Un exemple parmi d’autres dans « Voyage » : « Les horizons gardent la ligne douce de ta joue/Le ciel venté est un médaillon pour une boucle de tes cheveux. »

Avec le temps, Leonard Cohen est devenu un compagnon proche et précieux. Bien plus qu’un artiste apprécié, un camarade – le mot lui aurait plu – et un frère. Ses mots et sa voix me sont devenus indispensables et le sont restés tout au long de ses disques. Ils m’éblouissaient encore quand certains écrins musicaux étaient, à mon goût, laissés aux mauvais soins des synthétiseurs et de batteries trop mécaniques. Dans « Popular Problems », en 2014, et encore plus avec son magnifique dernier album, son chant du cygne, il était d’ailleurs revenu à une instrumentation à la fois plus classique, plus chaleureuse et plus sobre, en accord avec une voix dont la gravité s’était accentuée sans rien perdre de son pouvoir de séduction ni de son élégance.

Au-delà du respect et de l’admiration, Leonard Cohen a suscité auprès de son public quelque chose d’encore plus beau et plus rare : l’attachement. C’est ce qui explique la chaleur et la ferveur que lui témoignait son public à chacun de ses concerts. Et le choc de sa disparition. Après celles de Bashung, de Lou Reed, de David Bowie et de tant d’autres moins célèbres ces dernières années, force est de constater que l’heure des comptes a sonné pour une génération. Une génération qui voit aussi s’éloigner chaque jour un peu plus les idéaux et les utopies pour lesquels elle s’est levée. Et que les chansons de Léonard Cohen, comme peu d’autres, auront accompagnée tout du long. Dans le temps des espoirs comme dans celui des défaites.

Musique
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